20.04.2024 − Inpatient Press

A Queen in Wonderland

Version remaniée et actualisée de la postface au Bal des folles de Copi, paru en 2021 chez Christian Bourgois éditeur.

L'édition américaine comprend le roman de Copi traduit par Kit Schluter, ainsi qu'une postface, des notes et un index de Thibaud Croisy, traduits par Olivia Baes. 

Plus d'informations sur le site de l'éditeur.

02.11.2023 − L'Arche éditeur

« L'Instruction » de Peter Weiss

Édition, postface et documents pour la nouvelle édition de L'Instruction de Peter Weiss chez L'Arche éditeur. 

Œuvre pionnière du théâtre documentaire, montée par Erwin Piscator à Berlin et Ingmar Bergman à Stockholm, L'Instruction (1965) puise sa matière dans le procès de Francfort, où étaient jugés les tortionnaires d'Auschwitz. Ils étaient confrontés aux anciens détenus, qui tentaient de dire le camp et de témoigner pour ceux qui ne le pouvaient plus.

Cette nouvelle édition comprend la pièce de Peter Weiss traduite par Jean Baudrillard, une étude que j'ai écrite et qui analyse le contexte d'écriture et sa dramaturgie (en postface), ainsi que 3 textes de Weiss – critiques, théoriques et poétiques (en annexe) : Ma localité, dans une nouvelle traduction d'Alban Lefranc (Weiss y raconte sa "visite" d'Auschwitz vingt ans après la fin de la guerre) ; Laocoon ou les limites de la langue, traduit par Françoise Delignon et Hédi Kaddour (inédit en livre) ; les Notes sur le théâtre documentaire, traduites par Jean Baudrillard et non-rééditées depuis 1968.

 

 

Présentation sur le site de l'éditeur

06.10.2023 − Éditions des musées de la Ville de Strasbourg

Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs

Rédaction des pages consacrées à Copi dans le catalogue de l'exposition Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs, sous la direction d'Estelle Pietrzyk, directrice du Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg (Mamcs) et commissaire de l'exposition.


Avec notamment des textes de Thomas Clerc, Johan Creten, Matthieu Doze, Fabrice Hyber, Didier Lestrade, Jean-Michel Othoniel, Estelle Pietrzyk, Ernest Pignon-Ernest, Didier Roth-Bettoni.

 

Sommaire complet



Présentation de l'exposition

09.02.2023 − Christian Bourgois éditeur

Les « pédés » ou comment s'en débarrasser

Photo : Thibaud Croisy

Postface, documents et notes pour La Guerre des pédés, roman de Copi réédité en 2023 aux éditions Christian Bourgois, collection Titres.

Cette édition contient un article de Gilles Châtelet (« La République des Chiennes ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas ») ainsi qu'un entretien entre Copi et l'éditeur Jean-Pierre Joecker paru dans "Masques", la revue des homosexualités.


Présentation sur le site de l'éditeur

29.11.2022 − Journal du TU

Écrire le regard

Photo : Hervé Bellamy

Quand j’ai commencé à faire de la mise en scène, j’étais aux prises avec un désir un peu fou. Je voulais écrire le regard. La trajectoire des voix, des corps, mais aussi celle des yeux. Je voulais que les acteurs puissent savoir où regarder, qu’ils soient en confiance avec leurs yeux.

Au cinéma, on regarde généralement son partenaire et on parle. Au théâtre, on peut faire d’autres choses. Un acteur peut parler à un autre en regardant le public, la scène, les cintres, les volumes, les ombres. On peut aussi regarder le vide. On peut aussi regarder rien.

Un soir, à la sortie de L’Homosexuel..., une spectatrice m’a dit à propos des acteurs : « C’est drôle, ils ne se regardent presque pas ! ». Ce qui est faux bien sûr, car il y a des scènes où ils se dévisagent justement, où ils plantent leurs yeux les uns dans les autres, mais il y a aussi, c’est vrai, des moments où ils regardent ailleurs. Pour moi, le théâtre est un lieu où l’on peut parler autrement – pas comme dans la vie ou dans la tradition réaliste du quatrième mur. Au théâtre, un acteur peut parler à un partenaire absent. Dire une chose très faiblement à celui qui est à l’autre bout de la scène, et qui l’entendra. Cela permet de tordre les lois de la physique et d’introduire une forme de magie, de merveilleux, de « mentalisme » si j’ose dire, car en ne regardant pas directement celui à qui on parle, on le donne à voir comme le fruit de son imagination (et peut-être que le destinataire de la parole n’est jamais que cela, au fond).

Déconnecter l’œil de la bouche permet aussi d’impliquer un espace, une matière, un corps inattendu dans ce que l’on dit. Par exemple, parler à son partenaire tout en regardant le public permet de regarder ce partenaire à plusieurs, c’est-à-dire de plonger ses yeux dans ceux des spectateurs et de faire passer son regard à travers une multitude d’autres yeux pour atteindre enfin celui qui se trouvait juste à côté de nous. C’est un détour. Un chemin. Un passage qui permet de tout voir et de tout faire voir en même temps : soi, le public, l’autre. Comme dans un miroir aux multiples facettes.

Quand les acteurs parlent sans se regarder les uns les autres, on se demande encore à qui ils s’adressent. Mystère. Ils donnent le sentiment de ne plus être des personnages mais des esprits, des voix. D’être traversés par des mots, comme si des paroles s’échappaient d’eux, un peu comme celles qui sont sorties de l’auteur, en écrivant.

Mais que peut donc bien regarder Jacques Pieiller (Pouchkine) quand il est à jardin, face au rectangle noir, et qu’il regarde légèrement à côté d’Emmanuelle Lafon (Garbo), à l’autre bout du plateau ? Est-ce qu’il regarde derrière lui ? C’est-à-dire le chemin que le Général a fait avant d’arriver là ? Est-ce qu’il regarde son passé ? Sa vie ? Mais laquelle ? Celle de Pouchkine ? Celle de Jacques, qu’il entrapercevrait synthétisée, comme dans un éclat ? Je ne sais pas. Je ne le lui ai jamais demandé. J’avoue que j’aime retrouver les points par lesquels passent les yeux des acteurs mais je ne cherche pas à savoir ce qu’ils voient. C’est leur histoire. Pas la mienne.

Un dernier exemple. À un moment de la pièce de Copi, un traîneau arrive. On pourrait très bien se retourner vers la coulisse et dire : « Tiens, v’là le traîneau ! ». Mais non, je crois qu’il est important que le traîneau arrive par un endroit non réaliste, depuis la salle, et qu’on puisse voir le théâtre en train de se faire : le regard de l’acteur qui se modifie imperceptiblement et fait apparaître un monde, un événement. C’est la pupille qui joue. Le visage. Et alors, les rôles s’inversent : ce n’est plus la scène mais la salle qui devient une surface de projection pour les comédiens et nous, spectateurs, nous nous sentons envahis par cela, recouverts par leur rêve, porteurs d’une image qu’on ne connaissait pas et que les artistes nous révèlent dans ce face-à-face silencieux.

Le regard est une interface. Un seuil qui nous pénètre mais qui est aussi à pénétrer. C’est pour ça qu’à la fin, on ne sait plus ce qu’il y a derrière les yeux. Qui regarde ? Le personnage ? L’acteur ? Les deux ? Et par quoi ces regards sont-ils pénétrés ? Par l’auteur ? Par ses mots ? Ou bien alors par vous ? Par moi ? Par le temps ? Par rien ? Par autre chose.


Thibaud Croisy

Paru dans le journal du TU, le 29 novembre 2022

07.07.2022 − Théâtre/Public

Le théâtre la première fois

Un texte sur le travail mené au Théâtre du Pélican, centre de création et d'éducation artistique pour l'adolescence et la jeunesse (Clermond-Ferrand), et sur la création de Sur la grand-route de Tchekhov avec un groupe de jeunes comédiens amateurs de 20 ans.



Théâtre/Public, n°244, juillet-septembre 2022


12.02.2022 − Christian Bourgois éditeur

Homosexuel, vraiment ?

Photo : Thibaud Croisy

Postface et documents pour L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer suivi des Quatre Jumelles de Copi, deux pièces rééditées en 2021 au format poche, collection Titres

Présentation sur le site de l'éditeur

10.01.2022 − Le Monde diplomatique

John Coplans, carnaval de la chair

« Reclining Back, Three Panels, Left », 1990 © The John Coplans Trust

Le 24 décembre, à l’heure où les foules se pressaient dans les grands magasins, que pouvait-on faire de mieux que profiter de la désertion des musées pour aller voir les photos de John Coplans (1920-2003) à la Fondation Cartier-Bresson ? Ce jour-là, flâner seul entre ses images et se perdre dans les mille et un fragments de son corps avait quelque chose de magique, pour ne pas dire merveilleux. Car loin d’être un mausolée, l’exposition célèbre au contraire la vitalité du projet de Coplans et fait l’effet d’une formidable cure de jouvence. Drôle de paradoxe, tout de même, venant d’un artiste qui aura embrassé une carrière de photographe à l’âge de soixante ans, après avoir été commissaire d’expositions, cofondateur de la revue Artforum et directeur de musées américains. Mais alors, quel sens donner à cette reconversion tardive ? Fausse retraite ? Seconde vie ? Ou récréation de dernière minute, à l’heure où les enjeux semblent moindres ? Sans doute un peu des trois. « La vieillesse est une des meilleures choses qui me sont arrivées », disait en tout cas Coplans. « Pour la première fois, je suis libre [1] ».

Cette liberté, cette conquête de l’espace et du temps, il l’aura acquise grâce à un sacré tour de force. Non plus en s’aventurant dans le vaste monde (Anglais émigré aux États-Unis, il avait déjà beaucoup voyagé) mais en revenant à l’infiniment petit que nous sommes et en errant à la surface de son propre corps. Ainsi, de 1984 à sa mort, Coplans s’amuse à photographier des parties de lui-même (mains, pieds, jambes, dos), à l’exception de son visage qui demeure invariablement absent. Avec l’aide d’assistants, il s’éclaire, pose, explore l’invisible de sa chair, part à la recherche des mondes qu’elle contient et révèle sa beauté géologique digne de paysages lunaires, volcaniques. En traquant les détails les plus infimes et en les exhibant dans des tirages plus grands que nature, Coplans change les proportions et fait vaciller les repères. Par exemple, dans l’imposant Reclining Back, Three Panels, Left (1990), son dos devient un massif escarpé, une lande de terre rongée par une forêt de poils, tandis que le pli de ses fesses dessine une mystérieuse anfractuosité – peut-être le début d’une grotte. Double Feet, Five Panels(1988) montre, lui, sur deux mètres cinquante de long, le profil de ses pieds dont l’épiderme est corné, sablonneux, salé – presque marin. Quant à Feet Frontal (1984), une image de taille plus modeste, elle évoque davantage un espace urbain. Face à l’objectif, les pieds dressés sur leurs pointes occupent tout le champ de l’image, bouchent l’horizon et forment d’étranges gratte-ciels séparés par une fine lame de ciel.

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« Feet, Frontal », 1984
© The John Coplans Trust


En réalité, que les tirages soient grands ou petits, d’un seul tenant ou en plusieurs panneaux (comme des polyptiques ou des fresques), ils nous invitent toujours à apprécier la picturalité de son corps : ses reliefs, ses dénivelés, ses dégradés de lumière [2]. Et quand bien même aucune photo ne déroge à la règle du noir et blanc, la peau, elle, change constamment de teinte. On la verra brillante, métallique, argentée, livide, poussiéreuse, terne, grisâtre, obscure, brûlée, calcinée, noire. Une palette de nuances impressionnante donc, qui donne à voir in fine un corps de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les temps, à la fois singulier et universel.

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« Torso Front », 1984
© The John Coplans Trust

Et si, en se déshabillant, Coplans s’était en fait déguisé, travesti avec rien, masqué avec sa propre nudité ? Si le performeur facétieux avait célébré les trompe-l’œil de l’âge, les faux-semblants de la chair, et exalté une conception baroque de l’identité ? Celle d’un corps en perpétuelle transformation qui contredirait l’immuabilité du titre de sa série (Self portrait). C’est bien de ce mouvement que témoigne l’exposition, rompant par là avec une approche trop sérieuse de Coplans, centrée sur l’objectivité froide et la documentation de la « déchéance ». Il suffit d’ailleurs de l’entendre parler pour saisir le ludisme de sa démarche. Avec Torso, Front (1984), une photo de son torse à la pilosité irrégulière, « ma poitrine est un dessin de visage du dix-septième siècle », dit-il [3]. Dans Feet crossed (1985), où ses pieds croisés paraissent blanchis, poudreux, presque calcaires, ils sont « semblables à de la pierre, peut-être un fragment d’une crucifixion médiévale ». « Il ne leur manque que le clou »,plaisante-t-il [4]. Enfin, il raconte que Back of Hand. No. 1 (1986) est né du désir enfantin de « faire sourire [sa] main » et que la capture d’un de ses plis saillants, incurvés, en forme de bouche, était une manière de se redessiner [5]. Une chirurgie plastique – et humoristique – par la grâce de l’appareil photo !

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« Back with Arms Above », 1984
© The John Coplans Trust

 

Bien sûr, la liste des analogies pourrait être longue car les figures de Coplans sont si suggestives qu’on ne peut s’empêcher de voir en elles une infinité d’autres œuvres. On pense aux associations surréalistes (les images d’Hans Bellmer, les tableaux de Dalí), aux clowns de Beckett, à la peinture des expressionnistes abstraits, aux expérimentations du Body Art, mais aussi aux vanités, aux planches anatomiques, à la statuaire antique, à l’art tribal, égyptien, préhistorique. Pourtant, quand on l’interrogeait sur cette prolifération d’influences qui traverse ses « solos », Coplans disait ne « jamais [comprendre] comment cela se produit ». « Quand je pose pour l’une de ces photographies, je suis immergé par le passé. L’expérience m’évoque celle d’Alice qui tombe à travers le miroir. Je n’utilise pas d’accessoire, je pose devant un fond neutre, blanc, et sans avoir le temps de comprendre quoi que ce soit, je me perds dans une rêverie. (…) Je ne sais jamais à l’avance si ce pouvoir de voyager dans le temps va se tarir, ou quel sera le prochain ensemble d’images [6] ». À l’en croire, chaque photographie serait donc l’occasion d’une chute dans son propre corps (dans sa mémoire, son inconscient, ses fantasmes) mais aussi dans le passé du monde qu’il porte en lui, qui l’excède et dans lequel il « voyage ».

Les performances photographiques de Coplans ont ceci d’émouvant qu’elles adviennent à la fin de sa vie. Elles font ainsi de la vieillesse, non plus un achèvement, mais un feu d’artifice où le corps libère un flux de signes qui le précède, le déborde, et lui survit. Après tout, faire œuvre, c’est peut-être aussi se débarrasser de soi. Expulser des formes pour qu’elles vivent par elles-mêmes et acquièrent une autonomie indépendamment de leur auteur. Puis qu’elles passent à leur tour de corps en corps, sans fin, dans d’autres êtres qui ne sont pas non plus clos sur eux-mêmes mais simplement des points du monde, des vecteurs d’une histoire qui les dépasse et qu’ils ne maîtriseront jamais. Encore une fois, Mallarmé voyait juste : « mal informé celui qui se crierait son propre contemporain [7] ».

Thibaud Croisy

Paru sur Le Monde diplomatique, le 10 janvier 2022



 John Coplans. La vie des formes. Commissariat : Jean-François Chevrier et Élia Pijollet. Du 5 octobre 2021 au 16 janvier 2022 à la Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris) puis du 29 janvier au 15 mai 2022 au Point du Jour à Cherbourg-en-Cotentin.

 Jean-François Chevrier, John Coplans. Un corps, suivi d’une anthologie de textes de John Coplans, Le Point du Jour, 2021. 240 pages. 59 illustrations. 22 euros. L’essai montre notamment comment les textes de critique d’art de Coplans ont nourri son œuvre photographique.

[1] Cité dans l’exposition et extrait de Christopher Lyon, « Seeing from Inside : John Coplans on “A Body of Work”, MoMA [The Museum of Modern Art Members Quarterly], New York, n°47, printemps 1988. La traduction française est publiée dans le livre de Jean-François Chevrier, John Coplans — Un corps, Le Point du Jour, 2021.
[2] C’est peut-être l’apanage des corps âgés. En ce sens, Coplans prend le contrepied d’un Robert Mapplethorpe qui s’inscrit selon lui dans « l’idéalisation de la forme ». « Je suis contre l’idéalisation », affirme Coplans. « Je dis la vérité sur ma laideur. Souvent je pense qu’il doit être choquant pour les gens de voir des photos si laides. La plupart des gens sont laids. La beauté universelle est une utopie. J’utilise l’appareil pour révéler la vérité et non pour me cacher derrière l’ordre classique de la beauté. », in. « John Coplans à Marseille », Le Monde,19 août 1989, non signé).
[3] Cité dans l’exposition et extrait de Christopher Lyon, « Seeing from Inside... », op. cit.
[4] Ibidem
[5] Cité dans l’exposition et extrait de Jean-François Chevrier, Une autre objectivité, Idea Books, Milan,1989. Jean-François Chevrier rapporte que Coplans dessinait d’abord les images de son corps. Il orientait ensuite la prise de vue de son assistante en la guidant grâce à un retour vidéo. À la fin de sa vie, quand Coplans deviendra aveugle, il s’en remettra totalement à la prévisualisation de la photo par le dessin.
[6] Cité dans l’exposition et extrait de « My chronology » in John Coplans, A Body : John Coplans,New York, PowerHouse Books, 2002 (lisible ici).
[7] Stéphane Mallarmé, cité par Jean-François Chevrier, Les relations du corps, L’Arachnéen, Paris, 2011
01.04.2021 − Théâtre/Public

Vous n'êtes pas obligés d'applaudir

Photo : TC

Nous sommes le 19 septembre 2029. J'ai 42 ans. Depuis trois ans, je suis interné dans cette chambre de l'hôpital psychiatrique de Sucy-en-Brie, dans l'aile Ulrike-Meinhof, un département réservé aux anciens artistes radicalisés. Depuis que je suis là, j'ai coupé tous les liens avec le monde extérieur, y compris celui de la culture, on peut dire que je n'y appartiens plus. Ce sera sans doute difficile à vous expliquer mais voilà ce qu'aura été le grand projet de société de ces dernières années : délocaliser la culture du monde physique vers le monde virtuel et numériser toutes les œuvres que l'humanité a produites afin qu'elles soient accessibles en ligne à tout moment et sur n'importe quel écran. Cette opération de grande ampleur aura sans doute été l'une des plus ambitieuses de tous les temps et grâce à elle, les pouvoirs publics auront fait aboutir deux grands projets qui leur tenaient à cœur : réaliser des économies substantielles pour réduire le poids de la dette (c'est désormais chose faite) et accomplir du même coup ce qu'ils ont appelé la démocratisation culturelle totale.




Suite dans Théâtre/Public, n°239, avril-juin 2021



Thibaud Croisy
29.03.2021 − Lundi Matin

Seul face à l'art, entre les ruines de la culture

Il y a plusieurs années, alors que je commençais à faire de la mise en scène et qu’un théâtre m’avait sollicité pour donner un workshop, j’avais imaginé un projet intitulé Réduire l’offre. Ironique, le titre était moins un mot d’ordre qu’une tentative éperdue pour enrayer une offre culturelle qui m’apparaissait comme exponentielle et porter un coup d’arrêt à cette inflation d’ateliers, de stages, dont l’objectif me semblait être de « faire faire quelque chose aux gens », c’est-à-dire de les occuper, les sensibiliser, les divertir au sens étymologique du terme (les détourner de l’ennui).

Alors, j’avais pris le contrepied de cette tendance et proposé à un petit groupe de se réunir pour ne rien faire, dormir, rêver, ce qui ne manquait pas de questionner chacun sur le dispositif culturel dans lequel il était pris et qui le transformait inexorablement en « amateur » ou en « bénéficiaire ». À cette époque, il me semblait aussi qu’on commençait à tracer une ligne de démarcation très problématique entre la création artistique, jugée élitiste et peu rentable, et des actions culturelles soi-disant « populaires », « démocratiques », et grâce auxquelles le public serait enfin « actif » [1].

Plus tard, à l’invitation du Centre d’art contemporain de Brétigny, j’ai tenté d’aller un peu plus loin. Je venais de lire Asphyxiante culture (1968) de Jean Dubuffet. Je ne sais pas si ce livre a changé ma vie mais il a profondément modifié le regard que je portais sur la culture, mon milieu professionnel. À la fin de son essai, Dubuffet imaginait des « gymnases nihilistes », « instituts de déculturation » où serait proposé « un enseignement de déconditionnement et de démystification » [2] culturelle. De divagations en rêveries, j’ai voulu le prendre au mot et voir s’il était possible de réaliser son souhait. Ainsi, j’ai proposé à des metteurs en scène de soumettre un de leurs projets en cours, non à des directeurs de théâtre susceptibles de les produire et les diffuser, mais à une assemblée de spectateurs éclairés (le « gymnase nihiliste ») qui serait chargée de les expertiser et d’en annuler un. Toute une logique culturelle était ici inversée puisque l’expertise n’était plus élaborée par des professionnels mais des spectateurs et qu’elle ne visait plus à faire exister un projet mais à le suspendre. Autrement dit, en soustrayant un spectacle aux regards et en le laissant à l’état de projet, de rêve, j’essayais de réduire réellement l’offre et de voir si une œuvre pouvait exister dans son absence même. Cette utopie, à mi-chemin entre le canular conceptuel et la performance dada, s’est heurtée à de nombreux paradoxes [3].

 

Aujourd’hui, alors que nous sommes privés de spectacles, ces projets raisonnent étrangement. Et avec eux, raisonnent les mots de ceux que je lisais alors et qui ont instruit une violente critique du théâtre : Jean Dubuffet donc, mais aussi Guy Debord ou Heiner Müller. Lors d’une conférence intitulée « Pourquoi le théâtre ? », ce dernier disait d’ailleurs que « la seule possibilité de trouver une réponse [à cette question] serait de fermer tous les théâtres au monde pendant toute une année ». « On pourrait continuer à payer les gens », disait-il, « mais pendant une année, il n’y aurait pas de théâtre. Ensuite, on saura peut-être pourquoi le théâtre. On verra ce qui aura manqué, si ça a manqué. Il peut arriver au terme de cette année que les gens se soient habitués et que ça marche aussi sans théâtre » [4].

 

Heiner Müller ne croyait pas si bien dire. Car ce que le Covid nous a fait, ou plutôt ce que les mesures restrictives ont entrainé, c’est bien une interruption brutale de nos habitudes culturelles. Les premiers concernés, ce sont évidemment ceux qui en avaient (ceux qui étaient habitués à aller au théâtre, au cinéma, au concert, au musée) et ceux dont le métier consiste à produire ces habitudes, à les inculquer aux autres : les « professionnels » ou, pour parler comme Dubuffet, les « officiers de culture » épris de « compétitions sélectives » et de « proclamation de champions » [5].

Perdre ses habitudes, quelles qu’elles soient, est toujours vécu comme une épreuve car cela contraint à s’adapter, donc à fournir des efforts. Pour autant, si nous avons dû abandonner momentanément une partie de nos habitudes, il est faux d’affirmer que nous n’avons plus accès à la culture. Il reste encore possible d’entrer dans une bibliothèque, une librairie, une petite ou une grande enseigne. Nous pouvons lire, écouter de la musique, voir des films, même si cela n’est en rien comparable avec l’expérience du concert ou de la projection. Ce qui nous est refusé en revanche, ce sont les pratiques culturelles sociales, et notamment les spectacles qui tiennent lieu de rituels (théâtre, danse, musique).

Assurément, c’est une drôle de situation. Mal vécue par certains parce qu’elle les prive, au-delà de l’expérience esthétique, d’une sociabilité qui était source de plaisir. Organiser sa soirée, patienter dans la file d’attente (même si c’est un peu long), retrouver des amis, boire un verre à l’entracte, s’ennuyer à la fin du spectacle, commenter, critiquer, raconter ce qu’on a vu et se distinguer socialement parce qu’on a joui d’un bien qui n’était pas réservé à tous : c’est là un jeu mondain qui nous manque. Et qui semble tellement nous manquer qu’il est permis de se demander si ce n’est pas d’abord ce jeu qui fait défaut à certains. Non pas tant les œuvres donc, mais un environnement culturel confortable, une machine bien huilée dans laquelle on aimait passer et repasser parce qu’elle donnait le sentiment d’appartenir à un milieu, à un rang, et d’être enfin quelqu’un. « Feu vert pour la culture ! » [6] , a-t-on d’ailleurs entendu ces derniers temps, comme si l’essentiel était juste de reprendre le trafic, les flux, et de rouler à toute allure comme avant, indépendamment de la destination…

Ces derniers mois nous auront au moins appris quelque chose : ne plus faire corps avec la grande machine culturelle donne parfois le sentiment d’être nu. Pire : de ne plus rien à avoir à faire. Faute de collectif, de social, on est forcé de revenir à soi et précisément, il n’est pas si facile d’être soi, de n’être que ça, je veux dire, a fortiori pour les drogués de la culture qui avaient l’habitude de vivre au rythme des saisons, des premières, des vernissages et des sempiternels « événements »… Soudain, c’est tout un pan oublié de l’existence qui ressurgit et on a peur. Peur de découvrir qu’il n’y a peut-être pas grand-chose à l’intérieur de nous ou, au contraire, qu’il y en a beaucoup trop et que nous n’avons pas envie de les voir, ces choses, de les affronter, ou en tout cas pas si vite, pas maintenant, pas comme ça, parce que « ça n’était pas prévu ». Mais que faire alors ? Que faire de soi et de sa vie quand on ne peut plus la remplir, la gaver, quand le folklore culturel n’est plus là pour nous détourner de nous-même et faire écran à nos véritables questions ? C’est grave tout d’un coup, parce qu’il faut tout refaire, repenser, apprivoiser un état de culture plus fragile, plus incertain. État qui était jusqu’ici impensable puisqu’il consiste à vivre sans être appareillé, biberonné, managé par ces opérateurs que sont les institutions, les industries et les médias prescripteurs qui nous disaient chaque semaine ce qu’il fallait voir, éviter, haïr ou aimer. Voilà qu’on doit soi-même inventer sa culture, maintenant. Partir à l’aventure, dans ce que l’on ne sait pas. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens, mais au fond, je crois que tout le monde peut le faire, que c’est un voyage à portée de main. Bien sûr, il est déconcertant d’être seul, exclusivement seul pour la première fois face à une œuvre d’art, une musique, un poème, des mots, et de vivre l’expérience esthétique sans la présence rassurante des autres. Ça fait frémir parce qu’on est seul devant soi. Seul au monde. On prend un autre chemin. Mais sans doute est-ce aussi le nôtre.


Thibaud Croisy

Paru sur Lundi Matin le 29 mars 2021

> Écouter l'interview qui a suivi cet article (France Culture)


[1] Voir Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 7 à 29. Dans cet essai, l’auteur bat en brèche l’idée selon laquelle un spectateur est passif en regardant une pièce. « Regarder est aussi une action », dit-il. Le spectateur « observe », « sélectionne », « compare », « interprète », « lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues » et « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (p. 19).
[2] Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Paris, Éditions de Minuit, 2011, p. 115-116. « On prétend que les rois de naguère toléraient auprès d’eux un personnage qualifié de fou qui riait de toutes les institutions ; on dit aussi que les cortèges triomphaux des grands vainqueurs romains comportaient un personnage dont la fonction était d’injurier le triomphateur. Notre société d’aujourd’hui, qu’on dit si sûre de sa ferme assise sur sa culture et en mesure de récupérer au profit de celle-ci toute espèce de subversion, pourrait donc bien tolérer ces gymnases et ce corps de spécialistes, et même, qui sait ? subvenir à leur entretien. Peut-être qu’elle récupérerait aussi cette totale contestation. Ce n’est pas sûr. C’est à essayer. »
[3] Réduire l’offre a été donné en février 2012 au Studio-Théâtre de Vitry et Gymnase nihiliste au CAC Brétigny de novembre à décembre 2013.
[4] Heiner Müller, « Le théâtre est crise », conversation de travail du 16 octobre 1995 avec Ute Scharfenberg, traduit par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Théâtre/Public, n°160-161, 2000, p. 8
[5] Jean Dubuffet, op.cit., p. 29 et p. 46
[6] Tel était le mot d’ordre (et le hashtag) de la mobilisation nationale des 20 et 21 mars 2021, à l’initiative du Syndéac (Syndicat des entreprises artistiques et culturelles).
21.01.2021 − Christian Bourgois éditeur

Une folle au pays des merveilles

Photo : Thibaud Croisy

Postface et index au Bal des folles de Copi, roman publié chez Christian Bourgois en 1977 et réédité 2021 au format poche, collection Titres.

« Faux cils, faux seins, fausse route. Il n'y a que le ton qui soit vrai, qui soit juste. Copi écrit pour la coulisse, rien ne lui ressemble, il s'efffraie lui-même. Il se fait mal. Les cigarettes de H n'arrangent rien à son affaire, il écoute tout doucement battre le cœur des autres, en attendant que le sien s'arrête. Juste une prière, avant de prendre congé, juste un vœu. Ne perdez jamais de Copi de vue. Il ne cesse de nous regarder, de vous regarder. Si fixement. »

Jean-Marc Roberts, Le Quotidien de Paris, 21 avril 1977


Présentation sur le site de l'éditeur

29.10.2020 − Courrier postal

Lettre à Madame Roselyne Bachelot-Narquin pour une question relative à mes storys

Copie de la lettre adressée à Madame Roselyne Bachelot, Ministre de la Culture.

 

 

Thibaud Croisy
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Tél. ***
Mail. ***



À Paris, le 29 octobre 2020,




         Madame la Ministre de la Culture,

         Chère Roselyne,

 

En ce jour de pré-reconfinement, je me permets de vous écrire afin de solliciter une aide exceptionnelle auprès de vos services.

En effet, à l’heure où les Français sont invités à se reconfiner pendant au moins quatre semaines, beaucoup d’entre eux me contactent personnellement pour m’encourager à produire davantage de storys, m’informer qu’elles leur permettent de « tenir » et qu’elles représentent même, aux yeux de certains, les dernières choses qui les rattachent à la vie, les dernières images d’un monde qu’ils ne voient plus, n’entendent plus, ne sentent plus, et surtout ne comprennent plus. Comme vous le savez, les storys sont des vidéos dérisoires qui n’excèdent pas quinze secondes et qui ont la sagesse de s’évanouir au bout de vingt-quatre heures. On aurait donc tendance à les considérer comme des objets vulgaires, indignes d’intérêt (cela a longtemps été mon cas), mais il se trouve qu’elles acquièrent, par temps de Covid, une dimension thérapeutique singulière et leur valeur est telle que pour un nombre conséquent de nos concitoyens, « confinement = storys de Thibaud Croisy ». L’équation peut sembler bête, j’en conviens, mais elle est bel et bien réelle et la kyrielle de messages que j'ai reçue ces dernières heures en atteste plus que jamais.

 

Aussi, sachant que de nombreuses aides publiques sont accordées à des projets multimédias auxquels les Français n’entendent pas grand-chose (et moi avec), et ayant appris que le Centre national du cinéma allait jusqu’à subventionner des chaînes YouTube ou des comptes Instagram dont les projets se réduisent à l’expression du narcissisme de ceux qui les portent, je me suis dit qu’il fallait vous faire part de ma contribution originale à l’« effort de guerre », notamment parce qu’elle permet de rehausser, jours après jours, storys après storys, le moral des troupes. Car sur celles-ci, Madame la Ministre, il n’y a pas de sketches, de critiques, de recettes de cuisine, ni même de tutoriels pour apprendre à faire du yoga. Non, rien de tout ça. On n’apprend pas ici (ou juste des choses futiles) et on ne fait pas de journalisme (ou bien alors des investigations d’un genre spécial).  

 

Dans ces anecdotes filmées, vous ne verrez que des plans fixes, sans intérêt, réalisés en marche, au gré du vent. Vers quelle destination ? Nul ne sait, même pas moi. Ce sont tout simplement des prises de vue qui « sont ce qu’elles sont » et au cours desquelles le monde me coule littéralement dessus (à moins que ce ne soit moi qui coule littéralement sur le monde), des séquences à l’emporte-pièce où l’objectif de mon téléphone se substitue à mes yeux, accueille un flux d’images, de sons et de pensées qui émergent à voix haute, sans hiérarchie ni désir de cohérence. Une longue série d’essais en roue libre donc, qui s’affranchissent de tout critère esthétique et qui, par moments, réussissent à devenir ma vie, même si je n’aurais pas la prétention de les qualifier de warholiens.

 

Enfin, d’autres fois, quand je ne traîne pas dans les bars craspecs de la Goutte d’Or ou dans les parallèles du boulevard Barbès, ces storys se contentent d’être le réceptacle monstrueux de tout ce que notre époque produit : élucubrations sociologiques d’Eddy Bellegueule, jérémiades révolutionnaires de « Geogeo » (alias Geoffroy de Lagasnerie) ou Titine (alias Paul Preciado), déambulations spectrales d’Arielle Dombasle dans les rues désertes du seizième arrondissement, exercices de diction orchestrés par Muriel Mayette en direct de Sainte-Anne, photomontages des lèvres de Rachida Dati – un cyborg franco-marocain à mi-chemin entre Miss Lady et Donald Trump, et que j’aimerais un jour voir diriger ce monde. Parfois, dans mes jours de grâce, on aperçoit aussi des extraits des Reines du Shopping, où une ancienne Ministre de la Santé devenue sociétaire des Grosses Têtes confesse, avec beaucoup d’aplomb, qu’elle ne porterait pas de « strings à paillettes ». Grand bien lui fasse !  

 

Vous l’avez donc compris, Madame la Ministre : ici, tout est fait à la main, sans prise de tête, sans articulation à une quelconque structure, sans discours sur la portée culturelle et éducative de l’entreprise (et croyez bien que je pourrais en faire) et surtout, surtout : sans projet ! Tout est posté depuis la ligne 4 du métro, dans mon lit, au gré de mes humeurs changeantes et si possible avec beaucoup d’alcool ! Un jour viendra d’ailleurs où mon désir s’émoussera, comme toujours, et où cette sympathique mascarade s’arrêtera net, laissant orphelins les centaines de followers qui me suivent. Mais ainsi va la vie : un matin, il faut bien se résoudre à changer de réseau, car de réseau, vous savez comme moi qu’il est préférable de n’en avoir aucun.

 

Au vu de ce que je viens de vous exposer, Madame, et considérant désormais que je suis d’utilité publique, je souhaiterais que vous puissiez réfléchir à l’octroi d’une aide exceptionnelle en ma faveur. Je me refuse en effet à marchandiser mes storys sous quelque forme que ce soit, à les exposer dans je ne sais quelle institution culturelle ou à passer par une plateforme de financement participatif pour tirer parti de la générosité des Français, déjà bien à genoux. Tout ce qui est apparu là doit rester gratuit car ce qui est gratuit est ce qui n’a pas de prix, n’est-ce pas ? C’est donc pour cette raison que je m’adresse directement à vous pour que nous puissions régler cette affaire par décret ou, en tout cas, par une décision unilatérale de votre part. Initiative princière, peut-être, mais qui contribuerait, convenez-en, à redonner un peu de superbe mitterrandienne à votre ministère.

 

Je me tiens donc à votre disposition pour instruire ma requête – en présentiel, en distanciel ou en abstentiel, autant dire : comme il vous plaira –, et je vous prie d’agréer, Madame la Ministre de la Culture, chère Roselyne, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

 

 

Thibaud Croisy

 

18.05.2020 − thibaud-croisy.com

Trois événements survenus dans la nuit du 12 au 13 mars 2020 et consignés le lendemain sur des bouts de papier en vue d’une élucidation prochaine

Photo : Emmanuel Valette

1.

 

Ça y est, c’est bon, j’ai rêvé de Rachida. À force de regarder ses vidéos sur Instagram, ça devait bien arriver. Insta, ça crée des liens. Dans mon rêve, Rachida était très énervée. Elle me dit que Stéphane Braunschweig lui a envoyé les storys que je fais d’elle et dans lesquelles je recycle ses photos que j’agrémente de commentaires obscènes. Elle trouve le procédé inacceptable. Face à la vraie Rachida, j’avoue que je suis assez mal à l’aise. Je tente de lui expliquer tant bien que mal qu’il ne faut pas le prendre personnellement, que c’est juste de l’humour, et qu’au fond, je la trouve inspirante, même si je ne partage pas ses idées. Les deux ne sont pas incompatibles, je dis, car je veux lui faire comprendre que se moquer de quelqu’un, c’est déjà l’aimer. Mais Rachida ne veut rien savoir, alors je me lance dans un monologue invraisemblable et je termine mes explications en lui disant qu’elle est pour moi un « réservoir à fictions ». À ce moment-là, il y a une pause dans mon rêve. Rachida me toise d’un air sévère, méfiant, et je comprends qu’une chose irréversible est en train de se produire, un peu comme si une vitre s’était dressée entre nous. Elle me fixe de ses yeux durs, méchants, mais c’est moins mon visage qu’elle détaille que cette vitre imaginaire, métaphore de l'incompréhension définitive qui vient de s’installer entre nous. Il n’empêche. Pour la première fois de sa vie, Rachida se tait. Fait silence. Marque une pause. Ne dit rien parce qu’elle sent qu’il n'y a plus rien à dire et je constate qu’elle est sincèrement étonnée par la situation. Par elle-même. Par sa bouche. Son visage redevient beau, naturel, marocain, dénué de toute agressivité, de toute polémique, comme issu d’une époque où la chirurgie plastique n’existait pas.

 

 

2.

 

Plus tard dans la nuit, je fais un autre rêve. Une vision. Je suis chez moi dans l’appartement, je fais le ménage dans l’entrée, je déplace la petite commode chinoise pour passer l’aspiro et je découvre une énorme colonie d’insectes qui dort là, tranquillement, au dos du meuble. C’est une nuée de mites si nombreuse, si grouillante, qu’il me semble impossible de l’exterminer. Je suis littéralement dépassé, je ne sais pas quoi faire.

 

 

3.

 

C’est vrai que c’était drôle, hier soir, au Théâtre de Vanves. Cette pièce qu'on a donnée la veille du confinement et que j'ai baptisée d'un titre étrange. D’où vient ce désir, partagé par tant d’hommes, qui les pousse à aller voir ce qu’il y a au fond d’un trou ? Je ne pensais pas que j’aurai l'honneur, un jour, d’être le dernier spectacle de la saison. D’en faire la clôture, malgré moi. C’était quand même inattendu. Mais ça me va bien, au fond. J’ai repensé à ce livre de Philippe Muray, que je n’ai jamais lu mais dont j’adore le titre : On ferme. De la même manière, j’ai aimé recevoir, les jours suivants, tous ces mails qui avaient pour objets : « Fermeture », « Report », « Annulation », « Plus tard », « Un jour », « Plus jamais ». Il suffit d’un virus pour que tout s’effondre, je me suis dit, comme un vulgaire jeu de cartes. Il y avait là quelque chose d’absurde. Qui montrait bien la fragilité de la chose. À quoi tout ça tenait. À rien, en fait. Ou pas grand-chose. D’un point de vue artistique, ça ne peut pas faire de mal, j’ai pensé. C’est un peu comme une diète. Ça lave.

 

Idéalement, j'aimerais que le théâtre ne reprenne jamais. Juste pour avoir le privilège d’être le dernier spectacle. De me confondre avec lui et de m’arrêter là, dans cette représentation dont on pourra dire qu’elle était la dernière. Mais je sais qu’une telle chose n’arrivera pas. Au moins ces événements m’auront fourni la réponse à cette question qu'on se pose de temps en temps, pour rire. « Que feriez-vous s'il vous restait vingt-quatre heures à vivre ? ». On répond généralement des trucs comme : faire l'amour toute la journée, regarder un coucher de soleil dans le plus bel endroit du monde, partir à la mer avec ceux qu’on aime et savourer nos derniers instants avec eux. Maybe. Mais faire un spectacle, finalement, ça pourrait être bien aussi. Si ça se trouve, ce serait même le meilleur moment. On se prendrait la tête une dernière fois sur des questions dramaturgiques à la con, qui n’auraient absolument aucun sens, et on pinaillerait pendant des plombes sur le pourcentage de lumière émis par tel ou tel projo, sur l’angle d’inclinaison d’un décor, l’intonation d’une voix, la trajectoire d’un mouvement, la durée d’un silence. Et en même temps, il faudrait se magner pour monter un spectacle en moins de vingt-quatre heures, la pièce la plus dérisoire de tous les temps, la farce la plus vaine, sans ambition, sans message, sans but, sans projet, qu’on jouerait comme des bêtes devant un public complètement largué. Une salle à moitié vide. Endormie. Sans pression. Sans trac. On n’aurait plus besoin de se demander si ce serait un succès, un échec, si on aurait de bonnes ou de mauvaises critiques, si on ferait une belle tournée ou si ça s’arrêterait là. Si la pièce pourrait changer le monde, aider les pauvres, éveiller les consciences,  soigner les migrants. Vu que ce serait la dernière. Elle serait sans conséquence. Elle ne servirait à rien. Dans le public, il n’y aurait plus de pros. Plus de presse. Tout ce petit monde aurait disparu. Ça n'aurait plus aucun sens de prendre des notes pendant le spectacle puisque la critique ne pourrait pas sortir le lendemain. Ça n'aurait plus aucun sens de demander le prix de cession puisqu’il n’y aurait pas de saison prochaine. En fait, il n’y aurait plus de gens importants, vu que rien ne serait important. C’est ça qui est bien avec la fin du monde. Ça égalise. Ça tasse. Ça serait le plus beau des one-shot, imposé par la Terre, voulu par cette nature maléfique qui ferait tout péricliter. Ensuite, on ferait quinze mille saluts avec le public en larmes, debout, standing ovation même si c’est de la merde, et on irait tous se la mettre au bar du théâtre, on viderait les fûts, on passerait Smalltown boy à fond en attendant que l’astéroïde arrive, nous percute la gueule (« To your soul… »), et cette petite pièce qui aurait été jouée dans un théâtre de banlieue deviendrait sans doute la plus belle métaphore de tout ce que l’humanité ait jamais produit.

 

 

1 + 2 + 3 = ?

 

Parfois, je me demande s’il n’y a pas un petit côté vases communicants dans ma vie. Si elle ne consiste pas, d’une part, à vider tout ce que j’ai dans la tête pour matérialiser sur scène ou sur une page blanche ce dont je rêve la nuit ; et de l’autre, si je ne travaille pas des matériaux de manière obsessionnelle et quasi maladive (exemple : Rachida) simplement pour pouvoir les rêver, les importer dans ma vie nocturne et les laisser s’y foudre, se dissoudre, se déformer. Puis les récupérer au petit-déj dans un autre état, sous une autre forme, et utiliser ces ruines pour en faire quelque chose, tout en tournant ma cuillère dans mon bol de corn-flakes mous. C’est un peu comme une sorte de va-et-vient, mental, sexuel, auquel je ne comprends pas tout.

 

Quoi qu’il en soit, je sais qu'il existe une logique secrète entre tous ces événements survenus dans un laps de temps relativement court : 1) la colère de Rachida, créature cronenbergienne de type La Mouche, dont j'ai tendance à penser qu’elle pourrait être la patiente zéro du coronavirus, voire même la chauve-souris à l’origine de la pandémie, l’instigatrice perverse de ce fléau mondial ; 2) la vision repoussante de cette nuée de mites au dos de ma commode, image biblique qui reste encore très présente dans mon esprit plusieurs heures (et même plusieurs semaines) après l’avoir rêvée ; 3) cette représentation crépusculaire qui a eu lieu au Théâtre de Vanves le jeudi 12 mars 2020, in extremis, juste avant la catastrophe, juste avant le black-out et la fermeture de la Terre. Phénomène devenu récurrent, auquel nous finirons bien par nous habituer, et dont le seul mérite est peut-être de garder nos énigmes intactes.



Thibaud Croisy, 13 mars 2020

24.03.2020 − Le Monde diplomatique

La catastrophe comme produit culturel

Crédit : Hasegawa Tōhaku, « Pins », XVIe siècle

La culture n’aura pas mis plus de quarante-huit heures à se dévoyer dans l’animation. Animation dont on finit d’ailleurs par se demander si elle n’est pas le vrai visage de la culture, au vu de la rapidité avec laquelle ses petits soldats se transforment en gentils organisateurs.

« #Culturecheznous », a dit Franck Riester dans un hashtag qui tient lieu de politique culturelle [1]. Et en toute logique, c’est un théâtre national, La Colline, qui est monté au front pour appliquer ce programme protectionniste et dégainer l’artillerie lourde. Bam ! En deux temps trois mouvements, les spectateurs, devenus désormais de simples followers, ont été gratifiés d’un « journal de confinement » tenu par le maître des lieux, Wajdi Mouawad. Du lundi au vendredi, à 11 h, sur le modèle d’un programme télé, chacun pourra écouter un épisode sur Soundcloud, dans lequel le directeur-auteur-metteur-en-scène partagera ses « errances poétiques ». « Une parole d’humain confiné à humain confiné », nous dit le site internet du théâtre, pour « fendre la brutalité de notre horizon ».

Extrait : « Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n’ai jamais eu les mains aussi propres qu’en ces jours de solitude. Et pourtant, malgré la propreté de mes mains, je dois bien être responsable de quelque chose. Lady Macbeth sans le savoir. Mais alors, quelle est cette tâche qui ne s’en va pas et que je n’ai de cesse de frotter ? Quel crime ai-je commis ? Quel roi ai-je égorgé ? [2] » Ainsi commence ce podcast qui fait se croiser les menus détails de notre « nouveau » quotidien (se laver les mains) et la splendeur du récit épique…

Mais il y a mieux. Dès le lundi 23 mars, ce sont les artistes et « amis » de La Colline, dont une pléiade de stars du théâtre public (Nancy Huston, André Marcon, Dominique Blanc), qui proposeront aux Français de leur téléphoner quelques minutes pour leur lire du théâtre ou de la poésie, à l’instar de ces vers que la RATP dissémine dans le métro pour agrémenter les trajets des voyageurs. De la « poésie d’élevage », disait Annie Le Brun [3]. Mais peu importe. « Si cette idée vous séduit, contactez dès maintenant la billetterie de La Colline pour convenir ensemble du moment propice à cet instant au creux de l’oreille ».

À ces nouveaux rendez-vous s’ajoutent aussi un Facebook live avec Wajdi Mouawad (lundi 2 avril) et toute une batterie d’animations sur les réseaux sociaux, dont les concepts tiennent, là encore, en un seul hashtag. Exemple : #Avecducitron, un rendez-vous quotidien en première partie de soirée, où l’équipe de La Colline partagera ses meilleures recettes de cuisine afin que le public puisse « fêter gaiement le “vivre chez soi” ». Une fois de plus, on en revient à ce désir obsessionnel de tout vouloir fêter, bien analysé en son temps par Philippe Muray [4], et dont on finit parfois par se demander à quelle extrémité il nous conduira. Bientôt : « apprivoisez votre Covid-19 en visionnant des extraits des meilleures pièces de la saison » ?

Ce qui est intéressant dans un moment comme celui-là, ce n’est pas seulement la transformation du théâtre public en une vaste chaîne YouTube ou un compte Twitter géant — même s’il faut admettre qu’il parvient à en reprendre les codes à une vitesse grand V et qu’il ne semble pas avoir trop de difficultés à passer, en vingt-quatre heures, de la célébration du spectacle vivant à la promotion de contenus dématérialisés. Ce qui vaut la peine d’être relevé, c’est surtout l’incapacité du théâtre à faire le vide. Marquer une pause. Un temps. Rien qu’un entracte, au fond. Dire simplement : « Soit. Disparaissons un instant si vous le voulez bien, et revenons un peu plus tard quand tout sera fini ». Je suis sûr que les gens le comprendraient, en plus. Ne lui en voudraient pas. Mais non. Le théâtre ne s’arrête pas. Le théâtre ne s’arrête jamais. Trop heureux d’être un service public « comme les autres », au même titre que l’électricité ou le gaz. Mais c’est ça, au fond, la contrepartie de cette revendication qui consiste à vouloir être un service public comme un autre : cela demande de livrer la marchandise coûte que coûte, quoi qu’il arrive, virus ou non. Que le flux ne s’arrête jamais. Même quand tout le monde sera mort. Même quand il n’y aura plus personne. Que tout soit à peu près comme avant. Car il n’y a pas de temps dans le monde marchand. Pas de spécificité. Pas de limite. Pas d’impossibilité non plus. « Show must go on », selon la bonne vieille formule capitaliste, éternelle [5].

Au moment où tout un pays s’arrête, voilà donc que certains se mettent à travailler de plus belle pour capter un public qui n’aura jamais été aussi nombreux et aussi disponible. « Pendant le confinement, Jean-Louis Aubert, Christine and the Queens ou -M- offrent des concerts depuis leur salon », rapporte Le Monde, qui montre en creux que la catastrophe n’est pas si catastrophique pour tout le monde. Elle contrarie momentanément les échanges commerciaux certes, mais pas le marché en tant que tel, ni son esprit, sa structure, sa capacité à rebondir et à faire feu de tout bois. Elle permet même d’offrir une nouvelle trame pour les semaines à venir, d’entretenir le lien commercial grâce à de multiples plateformes et de créer un nouveau business de confinement. Car la magie de ce monde est que les opérateurs culturels ont toujours quelque chose à nous vendre, y compris dans les situations les plus extrêmes.

Dans cet intermède où l’urgence culturelle est de gaver le public de contenus numériques pour mieux le conserver, voire même pour l’élargir, il n’est pas étonnant qu’on se prenne à rêver du contraire. Oublier les concerts online, podcasts, journaux et autres gadgets. Se contenter plutôt de tourner la tête, d’ouvrir les fenêtres et de contempler les vestiges du monde, à l’instar des personnages d’Edward Hopper. Se tenir là, vacant, sans rien faire, au bord de son propre gouffre, de l’ennui, du vide, et mettre en pratique les paroles de cette chanson de Gérard Manset, si précieuse en ces temps de confinement : « Attends que le temps te vide... ».



Thibaud Croisy

Paru sur Le Monde diplomatique le 24 mars 2020



[1] Opération lancée le 18 mars 2020 par le ministère de la culture et de la communication : « Chacun est invité à rester chez soi pour éviter la propagation du Covid-19 jusqu’au 31 mars minimum. C’est l’occasion de découvrir l’exceptionnelle offre culturelle numérique proposée par le ministère de la culture et ses nombreux opérateurs. »
[2] Wajdi Mouawad, Journal de confinement, Jour 0, 17 mars 2020

[3] Annie Le Brun, Du trop de réalité, Stock, Paris, 2000, p. 115.
[4] « La festivisation globalisée paraît être le travail même de notre époque (…). Dans le monde hyperfestif, la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction avec la vie quotidienne ; elle devient le quotidien même. » (Philippe Muray, Après l’histoire, Gallimard, Paris, 2000, p. 15). Lire aussi Evelyne Pieiller, « Mauvais esprit, es-tu là ? », Le Monde diplomatique, août 2011.
[5] C’est ce que disait François Regnault dans une lettre adressée à une commission étudiante de Paris-III en 1995 : « revendiquer que les arts soient considérés comme aussi utiles à la société que le gaz et l’électricité part certainement de la meilleure intention du monde (…) mais il faut dire une bonne fois que cela consiste à les aligner à tout jamais sur la marchandise (…). Je mets en question l’idéologie du service public qui consiste à faire croire aux sujets, citoyens et contribuables, qu’un théâtre est indispensable comme l’école et la poste » (cité par Olivier Neveux dans Contre le théâtre politique, La Fabrique éditions, 2019, p. 80 ; lire « Misères du théâtre politique », Le Monde diplomatique, mai 2019).
26.02.2020 − thibaud-croisy.com

Charlotte Khouri, meuf sympa

Charlotte Khouri est à la Galerie, à Noisy-le-Sec. Elle montre une expo pendant deux mois et comme je lui avais dit que je viendrais, j’ai tenu ma promesse, j’y suis passé ce samedi. Noisy, c’est pas très loin de chez moi en plus, et quand tout va bien, je ne sais pas ce qu’il y a de mieux que de prendre le RER et d’aller faire un tour en banlieue. Regarder les stations défiler derrière les vitres, dans un wagon à étage. Rosa Parks. Pantin. Noisy. Pourquoi aller ailleurs ?

Généralement, les gens pensent que le centre d’art est loin. Mais en fait, non. Quand vous sortez de la gare, il suffit juste de remonter l’avenue Jean Jaurès qui, à en croire mon intuition, est la rue la plus commerçante et la plus animée de Noisy. Un patchwork de cultures et de commerces dans lequel se côtoient une boucherie hallal assez chic, un PMU bien dans son jus, un chinois qui prétend faire de la haute gastronomie et le QG de campagne du maire sortant qui sera peut-être réélu dans un mois. « 100 % Noisy », qu’il dit. Au temps pour moi. La Galerie est juste au bout de ces Champs-Élysées locaux, à côté du Théâtre des Bergeries. C’est une bâtisse en pierre, style hôtel particulier, maison de notable du 19ème. Pour entrer, c’est comme chez des amis, faut sonner à l’interphone.

Du coup, à quatre heures, j’y suis. J’envoie un texto à Charlotte pour lui dire mais j’ai à peine le temps de l’envoyer que je la vois surgir du sous-sol avec des traces de peinture partout. « Je repeins les chiottes ! », elle me dit, en me faisant la bise. « Bah dis donc », je lui fais, « c’est le sacerdoce, Noisy ! ». « Mais non ! », elle répond, « je déconne… » Elle bosse pour elle en ce moment, elle fabrique un tarot. « Ah ok ! ». « Viens », elle dit, « je te montre l’atelier si tu veux ». Et elle m’emmène au sous-sol pour me faire visiter ce local sans fenêtre, tout encombré de marteaux, de perceuses, d’outils.

Charlotte me fait rire parce qu’elle a débarqué dans ma vie cet été, à la fin du mois d’août. Elle est entrée sans frapper. Moi, je chillais peinard dans mon quartier, en espadrilles, de port en port, ici ou là, comme un concierge qui vaquerait à ses occupations ou un Professeur Tournesol un peu frappé. Je regardais le bleu du ciel avec un certain vague à l’âme déjà, car j’éprouvais cette mélancolie profonde qui me saisit à la fin de chaque été, quand la rentrée arrive et que je vois le soleil s’éloigner. La fin de l’été, pour moi, c’est tragique. Tellement triste que je prends toujours une photo du dernier coucher de soleil, le soir où je considère que cette saison est bel et bien terminée. Après tout, on ne sait jamais si on reverra la suivante. Bref. J’étais dans ce mood-là quand Charlotte est apparue. Elle était dans les starting-blocks, la fille, parce qu’elle cherchait des paumés dans mon genre qui seraient ok pour donner un workshop avec elle à Lafayette Anticipations, dans le Marais. Sur la culture générale. « Ça y est », j’ai pensé, quand j’ai ouvert son mail, « les affaires reprennent… » Je lui ai filé rencard dans le neuvième, au Grand Comptoir d’Anvers. Parce que c’était là que j’avais passé une bonne partie de l’été à me péter la tête au rosé, en terrasse, avec mes espadrilles, mes glaçons. Mais aussi parce que j’aime bien le nom grandiloquent de ce café et la rue Gérando sur laquelle donne un petit bout de terrasse. Y a pas de circulation. C’est calme.

Charlotte est arrivée comme une fleur, de nulle part. Du Sud-Ouest peut-être, vu que c’est là qu’elle est née. Je ne la connaissais pas. Jamais entendu parler. Elle m’a expliqué son délire sur la culture g et le workshop qu’elle était en train de préparer pour Lafayette. Franchement, c’était fin août, il faisait trente-cinq degrés et je n’avais pas envie de me prendre la tête en me demandant si ça valait vraiment le coup de faire ça, si le taf de Charlotte me plaisait ou si j’avais des réserves, si c’était une meuf bien ou si je devais un peu plus me renseigner. Je m’en battais la race en fait, parce que Charlotte était cool et que le rosé était frais, comme d’habitude, donc des détails aussi insignifiants que ceux-là ont suffi à me faire dire : « Ok, bébé. Allons-y ».

 

On s’est revu un peu plus tard, chez moi, en février. Histoire de préparer l’atelier. On a passé l’après-midi ensemble et à la fin de la journée, Charlotte m’a fait des imitations dans le canapé. Monica Bellucci, par exemple. Bien qu’elle ne lui ressemble pas. L’accent lituanien aussi. Ou plutôt cet accent indéfinissable qu’une Lituanienne garderait si elle parlait français. Ce pays, je ne le connaissais pas de toute façon, mais Charlotte aimait tellement l’imiter que j’ai fini par me dire qu’elle était peut-être une incarnation de l’accent lituanien. Que si cet accent avait une forme, un physique, il aurait peut-être le sien. La Lituanie, c’est quand même bizarre, comme truc. C’est pas loin mais c’est déjà une autre planète.

 

Je suis allé voir son expo trois semaines plus tard. Dauphins, dauphines, ça s’appelle. Du nom de cet animal sympathique qu’on a l’habitude de voir sur les cartes postales de la Côte d’Azur, les prospectus du Marineland ou les boules à neige qu’on achète dans les stations-service. Du nom de ce jeu d’enfants aussi, qui consiste à lancer un ballon en l’air et à crier le nom d’un joueur, au hasard, pour qu’il le rattrape avant que la balle ne retombe par terre. Du coup, c’était mon tour aujourd’hui. Pour rattraper le ballon que Charlotte avait fait. Et crier le nom d’un autre pour essayer de le lui refiler. Le piéger. Mais qui ? Et si je suis pas assez rapide ? je me suis dit. Qu’est-ce qu’on fait ? On continue ? Oui, c’est ça, je crois. On s’en fout, on continue à jouer.  





L’expo de Charlotte est en deux parties. Dans une pièce, un film intitulé Nuit majeure. Ça dure 27 minutes. Charlotte me laisse m’asseoir sur un pouf, elle me dit choisir. J’en prends un au hasard mais je manque de me péter la gueule, vu qu’un pouf, c’est jamais très stable, on ne sait pas bien où est le centre de gravité. Je me réinstalle tant bien que mal, maladroitement, Charlotte se marre derrière moi, et quand je suis bien calé à l’intérieur, elle me remet le film au début et je commence à le mater, comme une cassette à la télé.

 

L’image est sur-éclairée. Brillante. Colorée. Un peu champagne. Style Douglas Sirk sauf que là forcément, c’est pas le même budget. C’est fait avec trois fois rien. Hollywood version Noisy. Charlotte joue dedans avec des acteurs d’âges différents. Ils parlent français, anglais. Pas lituanien. Pas italien non plus. Mais c’est tout comme. Ils ont des costumes bleus, satinés, moirés. Des lunettes avec des brioches à la place des yeux. Il y a des formes aussi, que certains manipulent. De la mousse. De la gelée. Un paravent avec un trou dans lequel une bouche parle. Des doigts qui font des ombres sur des motifs imprimés. Un chien qui dort au pied d’une cantatrice. Une chanson de Balavoine chantée dans un micro à l’effigie de Mitterrand. Sans doute en clin d’œil à leur échange mythique sur le plateau d’Antenne 2. Je ne sais pas trop ce que ça raconte tout ça, mais tant mieux. Peut-être que ça ne raconte rien justement. Peut-être que c’est un filtre qui permet de laisser son esprit divaguer et dans lequel on peut se perdre, vagabonder. Et c’est bien, ça, je me dis, parce qu’à la longue, j’en ai marre d’être mobilisé par des œuvres, des discours, des logiques qui me demandent à chaque fois de les suivre, de ne jamais les lâcher. De temps en temps, c’est bien de ne pas suivre les gens. Ou de les suivre sans les suivre. De les laisser courir, s’échapper, et de déambuler avec eux, de flotter, faire la planche. Par les temps qui courent, la légèreté est devenue une vertu. Et une arme. Soudain, une femme apparaît à l’écran avec une frange énorme qui dissimule ses yeux. Genre Rachel dans Blade Runner mais en plus boursouflée. Je dis à Charlotte : « C’est toi ? » Pas de réponse. Je me retourne mais y a plus personne derrière moi. Elle a disparu.

 

Bah ! Pas grave ! Elle est repartie au sous-sol, je pense. Préparer son tarot. Et je continue à regarder. Mais pile au moment où je savoure mes premières secondes de solitude, une petite fille arrive et s’assoit à côté. Iranienne, je dirais. Ou Turque. Mignonne. Elle manque de se noyer dans son pouf elle aussi. Je dis : « Attention ! C’est comme de l’eau à l’intérieur ». Elle se marre. Je souris. Je sais pas ce que j’ai aujourd’hui mais je suis hyper sympa. C’est l’ambiance, peut-être. La banlieue. Noisy. C’est bien qu’il y ait des gosses, je me dis. Je suis tellement habitué à voir des centres d’art déserts, vides, ou trustés par toujours les mêmes mecs, que de temps en temps, ça fait plaisir de voir des gosses. Y en avait d’autres d’ailleurs, à l’entrée, quand Charlotte est venue me chercher. Deux gamines qui avaient poussé la porte avant moi et qui s’étaient retrouvé nez-à-nez avec une médiatrice qui leur avait demandé : « Alors les filles, vous savez ce qu’il y a ici ? ». « Des arts ! », elles ont crié, les petites. Un peu comme on dirait : des humanités. Des fromages. Et elles ont raison, les filles. Les centres d’art, de toute façon, ça devrait être réservé aux enfants.

 

La fin du film est bien. On voit tous les acteurs dans un vaisseau, une soucoupe, une voiture, enfin un véhicule qui avance dans l’espace sans savoir où il va. Il roule. Ou vole. Et tous ceux qui sont dedans ont du vent dans les cheveux. Ils regardent droit devant, vers l’avenir. Vers ce qui vient mais n’est pas encore là. Et de temps en temps, l’un d’entre eux tourne la tête et nous dévisage avec ses brioches à la place des yeux. Je repense à Martine Barrat, la célèbre photographe que j’avais rencontrée dans sa chambre, à la Cité des Arts, et qui m’avait raconté les sketches absurdes qu’elle faisait dans les années soixante. Ses happenings, ses danses, ses délires avec Graziella Martinez. Le grand n’importe quoi. Juste qu’à ce qu’Ellen Stewart tombe sur elle un beau jour et lui paye le billet pour New-York, pour venir faire le clown à la Mama, la scène expérimentale de l’East Village. Un jour, Charlotte ira peut-être là-bas elle aussi.

 

Le reste de l’expo, ce sont les reliques du tournage. Les accessoires. Le mobilier. Tout ce qui a servi à faire le film et qu’on retrouve ici ou là, exposé, agencé, archivé, oublié, perdu. Il y a une pièce avec un lit d’enfant, défait, sur lequel les gamines auraient très bien pu s’asseoir. Un peu de lumière. Des veilleuses. Un portail, pour ne pas s’approcher. « C’est le lever du roi », dit Charlotte, un peu plus tard, quand elle me récupère à la sortie du film et qu’elle me fait visiter. Charlotte aime le kitsch. Les jeux. La télé. Les couleurs. La France. Sa peinture est un support pour faire de la mise en scène et sa mise en scène peint le confit entre la ligne et la courbe, la fixité (l’expo) et le mouvement (le film), le sérieux et le farfelu, le classicisme à la française et l’humour british décalé, la parole dure du Président et la voix sinueuse du trublion, le crâne chauve de Mitterrand et la chevelure impétueuse de Balavoine. « Je peux enrouler tout ce que je vois avec mes yeux ».

 

Un peu plus loin, des brioches trempées dans du plâtre sont accrochées sur les murs. Dans une pièce : un grand bureau ovale, de ministre, en bois peint, style années soixante-dix. Dessus, une machine à écrire, en grillage, et des sièges sur lesquels on retrouve Mitterrand. Vous savez, ce visage de synthèse qui était apparu en 81, à la télé, et que tout le monde avait vu. Aux fenêtres, les pantalons des acteurs pendent, immobiles, à la place des rideaux. Sur les murs, des barres de danse classique en forme de baguettes de pain. Plus loin, un paravent avec des formes peintes, géométriques, et un trou pour parler. Du mobilier vocal, théâtral, qui aurait peut-être plu à Guy de Cointet. Mais sur le coup, je pense à Stoppani plutôt. Je dis : « Ça me rappelle Juan Stoppani ! » Mais Charlotte ne connait pas. Alors je sors mon portable pour lui montrer mais y a pas de réseau ici, on est coupé du monde. Tant mieux, ça restera dans nos têtes. « Stoppani est plasticien », je dis. Costumier, scénographe. Un Argentin arrivé en France dans les années soixante-dix. Il a fait des dessins, des sculptures, des décors de théâtre, des rideaux, des tableaux aussi. Bariolés, baroques, inspirés du Pop Art. C’est très chouette. J’aime beaucoup Stoppani. Il est retourné à Buenos Aires maintenant. Mais je devrais le voir cette année si tout se passe bien. « Je croise les doigts », je dis, « il a un âge canonique ».

 

Pour son expo, Charlotte a encore fait un truc simple. Elle a éteint les néons de la Galerie. Ces néons accrochés au plafond, indéboulonnables, qui éblouissent l’espace de leur infâme lumière blanche et qui écrasent la moindre petite zone d’ombre. C’est très simple d’avoir éteint ces trucs, c’est tout con, et en même temps, ça nimbe l’espace d’une pénombre très étrange, d’un voile, d’une épaisseur de gris bienvenue dans cette étrange bâtisse. Qui ressemble de plus en plus à une maison hantée. Les salles sont seulement éclairées par des sources lumineuses que Charlotte a dispersées ici ou là. Pas beaucoup. À tel point que vers six heures, j’ai presque l’impression d’être chez elle en fait, et qu’elle est descendue de sa chambre en pyjama pour me montrer ses jouets. Ou alors que je suis chez moi, un dimanche, et que je traînasse dans le salon.

 

Tous les visiteurs devraient être accueillis comme ça, je me dis. Individuellement. Par Charlotte. Avec des gamines qui rôderaient. Qui feraient partie de l’expo. Comme le chien blanc de Pierre Huyghe, avec sa papatte rose. On n’aurait plus l’impression d’être dans un centre d’art du coup, mais à l’anniversaire d’une copine chez qui on viendrait goûter. Manger des brioches. Boire du plâtre. Tartiner des accents lituaniens sur la tête d’un Président qui flotterait en pure forme, au milieu des couleurs, des losanges et des lignes, loin de toute signification. À chaque fois, Charlotte aurait sa chemise maculée de peinture et son collant improbable sur lequel sont dessinés des chats. Le tarot du sous-sol serait juste une excuse. Il ne serait jamais commencé. Jamais fini.

 

Les gamines sont parties, à présent. Elles se sont volatilisées. Où ça ? Je ne sais pas. Dans les ombres peut-être. Par une porte dérobée de l’exposition, un puit dans lequel elles seraient tombées par mégarde, comme Alice au pays des merveilles. Supposons qu’il y ait un trou de souris dans un mur, où seules des petites filles seraient capables d’entrer car les adultes ne le verraient pas, y seraient indifférents.

 

La nuit tombe sur Noisy et il est temps de partir maintenant. C’est bien quand on ne connait pas trop les gens, je me dis. Quand on les découvre. Car on peut davantage les imaginer. Les écrire. « Parfois », dit Charlotte, « vous devez arrêter votre regard avant qu’il n’atteigne ce que vous êtes en train de regarder ».

 

Elle me raccompagne à la porte. Comme dans une maison bourgeoise. Ou comme un forain qui dirait au revoir aux enfants à la sortie du manège. « Tu fais quoi ce soir ? », elle me demande. « Une raclette », je réponds. « Et toi ? » « Des huîtres ! » On se marre. Chacun son style. Chacun ses formes. Grises ou jaunes, froides ou chaudes, dans des coquilles ou des coupelles brûlantes. En tout cas, molles toutes les deux. À gober. C’est drôle, je pense, j’aurais plutôt imaginé l’inverse. Raclette pour elle, fruits de mer pour moi. Mais ce soir, c’est comme ça. Allez savoir pourquoi. C’est pas nous qui décidons. Dauphins, dauphines. « Bon, j’y vais ! », je dis, en rouvrant la porte de la Galerie qui me ramène vers Noisy, l’avenue Jean Jaurès, les bruits des marteaux piqueurs qui pétaradent sur la place. « À bientôt ! », dit Charlotte dans l’embrasure de la porte. Qui se referme. Disparaît.



Thibaud Croisy



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Dauphins, Dauphines, exposition de Charlotte Khouri, du 25 janvier au 21 mars 2020 à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
Photo 1 : Thibaud Croisy
Photos 2 et 3 : Extraits du tournage de Nuit majeure, 2020 © Nathanaëlle Puaud
15.10.2019 − Le Monde diplomatique

Danse « écolo » : Jérôme Bel en zone de turbulences

Photo : József Ferenczy, "Ronde", date inconnue

Le chorégraphe Jérôme Bel ira-t-il nettoyer les traces de suie qui recouvrent les murs de l’agglomération rouennaise ? Telle est la question que je me suis posée quelques jours après l’incendie de l’usine Lubrizol, qui a mis la capitale de la Normandie en émoi. Car depuis peu, « l’enfant terrible de la danse contemporaine » ne cesse de mettre en scène ses engagements écologistes, à tel point que ses bonnes actions, qu’il raconte par le menu dans ses interviews, ont fini par faire plus de bruit que sa dernière création.

Il faut dire que cette communication verte est savamment orchestrée, voire réglée selon un protocole précis. Ainsi, un bandeau d’avertissement orne désormais toutes les pages de son site Internet pour informer les visiteurs de la sage résolution qu’il a prise : « pour des raisons écologiques, la compagnie R.B. / Jérôme Bel n’utilise plus l’avion pour ses déplacements ». Une ligne de conduite tellement exemplaire que les institutions qui présentent ses pièces sont sommées d’en faire mention dans leurs documents de communication : sites Web, plaquettes de saison, dossiers de presse, etc. Quant au texte de présentation de sa dernière pièce, Isadora Duncan (2019), il souligne systématiquement que la version américaine a été créée « par Skype, avec la danseuse Catherine Gallant » — et non avec l’interprète française, Élisabeth Schwartz, tenue éloignée de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un avion. À en croire un reportage du New York Times, cette nouvelle méthode de travail est pour le moins rocambolesque : les problèmes de connexion sont nombreux, l’écran de l’ordinateur se fige, le micro fonctionne mal, la caméra ne permet pas de voir le studio en entier et le chorégraphe lui-même reconnaît qu’il est difficile de transmettre des pas de danse par Skype. « C’est comme être malvoyant ou malentendant », concède-t-il. « Mais c’est un prix que je suis prêt à payer » [1].

Quelques jours avant la première parisienne, la réclame du Centre Pompidou allait encore plus loin. Elle n’hésitait pas à tirer parti de cette mise en scène pour convier le public à découvrir « la nouvelle pièce écoresponsable » de Jérôme Bel, « cet artiste et chorégraphe engagé qui boycotte l’avion » [2] ! S’ensuivait un lien vers un article de presse édifiant, où l’on apprenait que le chorégraphe poussait le vice, ou plutôt la vertu, jusqu’à bouder les « spectacles d’artistes peu engagés contre le réchauffement climatique » [3] et ne plus aller voir « les compagnies de danse ou de théâtre qui continuent à prendre l’avion » [4]. « Comme Greta Thunberg, qui a commencé la grève de l’école, je fais la grève des spectacles et des compagnies de danse qui continuent de polluer ! » [5], tempête-t-il. Doit-on en déduire qu’il exige le bilan carbone de toutes les pièces auxquelles il souhaite assister ? Nul ne sait. Mais on peut découvrir, en revanche, le déclic qui est à l’origine de cette singulière illumination. C’est en février, alors qu’il ajustait le chauffage dans son appartement parisien « pour économiser autant d’énergie que possible », que Jérôme Bel réalise qu’au même moment, quatre de ses assistants voyageaient à Hongkong et à Lima pour remonter une de ses créations. Patatras ! Il n’en fallait pas plus pour que ses certitudes s’effondrent et que, la main sur le thermostat, il soit touché par la grâce verte. « Je me suis dit que je suis un hypocrite, que je me mens à moi-même, que ma vie n’est que du mauvais théâtre » [6], s’est-il alors écrié, dans un éclair de lucidité. À la suite de quoi il a pris la courageuse décision de ne plus jamais poser le pied sur un tarmac, ce qui n’a pas manqué de créer un petit cataclysme au sein de sa compagnie. De nombreuses représentations restent encore programmées dans le monde entier jusqu’en 2020. Ouf !

Plus que l’écologie, il semblerait que ce soit le greenwashing et la récupération de tout ce qui touche à l’environnement qui aient aujourd’hui le vent en poupe. Après le business des vêtements « éthiques », « bios » et « écoresponsables », après le miracle de l’« éco-cirque 100 % humain » (ce cirque lancé par la famille Bouglione, « certifié sans animal » et avec « des costumes entièrement vegan » [7]) et après le succès du festival de musique We Love Green qui, sous son vernis écologique, nouait des partenariats avec des entreprises comme Yves Rocher ou Heineken, c’est au monde de l’art de produire son lot d’éco-réflexions. Toute une pensée light, en circuit court, qui n’est pas sans créer quelques courts-circuits dans les esprits à l’intérieur desquels elle s’infiltre.

Comme l’a bien vu la philosophe Carole Talon-Hugon dans un récent essai, nous sommes aujourd’hui confrontés à un tournant moralisateur qui considère que l’art n’a plus à être autonome, donc délié de la morale, mais qu’il doit au contraire servir l’éthique [8]. Selon cette croyance, les œuvres sont dotées de pouvoirs quasi magiques qui leur permettraient de rendre les hommes meilleurs et de guérir tous les maux. Les artistes, eux, s’efforcent de donner des gages de respectabilité, d’afficher leur pureté morale et de mettre en scène leurs innombrables vertus, en disant à qui veut l’entendre qu’ils baissent le chauffage « autant que possible » (après tout, qui ira vérifier ?) et qu’ils travaillent ainsi à « sauver le monde ». Autant de belles professions de foi qui, curieusement, ne portent jamais sur les conditions de travail ou les politiques salariales qu’ils impulsent, mais qui se focalisent uniquement sur les « bonnes causes » du moment.

En fait, que Jérôme Bel fasse le tri sélectif, qu’il parraine un enfant ou qu’il fasse l’aumône à un pauvre, c’est son droit le plus strict et cela ne regarde que lui. Mais pourquoi médiatiser ses bonnes intentions de manière aussi outrancière, si ce n’est pour en extraire une plus-value symbolique, montrer qu’il appartient à « l’empire du Bien » et s’ériger en modèle à suivre ? S’agirait-il d’accréditer l’idée que c’est la valeur des intentions qui fait la valeur de l’œuvre et de faire croire au public que le seul fait de venir voir une danse « propre » constituerait un acte engagé et « citoyen » ? Il est sans doute agréable de s’en convaincre, comme il est confortable de penser que l’art est un des meilleurs avocats de la cause écologiste. Malheureusement, face à des scandales sanitaires et environnementaux comme ceux de l’amiante, de Fos-sur-mer ou du chlordécone, ce pesticide ultra-toxique qui a contaminé les Martiniquais et les Guadeloupéens, les belles pièces « écoresponsables » ne sont pas d’un grand secours et il est évident que la lutte se joue sur un tout autre terrain.

Dans ce monde où les ravages de la tartufferie vont de pair avec ceux du réchauffement climatique, on cherche en vain quelques motifs de satisfaction et on finit par se réjouir, par exemple, que le ridicule ne pollue pas. Car quel serait alors le bilan carbone de cette entreprise, surtout quand on sait que « pour des raisons écologiques », la nouvelle pièce de Jérôme Bel ne s’accompagne pas de la traditionnelle feuille de salle mais qu’elle est remplacée par une simple prise de parole, jugée plus propre et plus respectueuse de l’environnement ? [9].

Arrivé à ce stade, autant avouer qu’on est assailli de questions. Par exemple, pourquoi Jérôme Bel ne s’est-il pas également dispensé de projecteurs, ce qui lui aurait permis de faire baisser de manière substantielle la consommation d’électricité ? N’aurait-il pas été préférable, toujours pour des raisons écologiques, de jouer dans une infrastructure un peu plus « bio » que celle du Centre Pompidou ? N’aurait-on pas mieux fait de diffuser le spectacle sur Skype plutôt que devant un parterre de spectateurs et de programmateurs internationaux qui, pour venir, ont bien dû prendre le métro, le bus, la voiture ou, pire encore, l’avion ? Enfin, Jérôme Bel n’aurait-il pas pu être un peu plus radical : rester chez lui, couper le chauffage, ne plus répondre aux sollicitations des journaux qui gaspillent du papier et réduire drastiquement son empreinte carbone en s’abstenant de créer ? Il y avait là une belle performance zen à tenter, qui lui aurait permis de toucher à l’acte écologique absolu, parfait, et hyper responsable.

 

Thibaud Croisy

Paru sur Le Monde diplomatique le 15 octobre 2019



[1] Roslyn Sulcas, « When the choregrapher won’t fly, the dancers rehearse by Skype », New York Times, 23 septembre 2019. Trad. de T.C.
[2] Les spectacles vivants du Centre Pompidou, publication Facebook du 1er octobre à 12h34.
[5] L’Express, op.cit.
[6] Ibidem.
[7] Sarah Finger, « Avec son éco-cirque 100 % humain, Bouglione fait un sans faune », Libération, 2 octobre 2019
[8] Voir Carole Talon-Hugon, L’art sous contrôle, Paris, PUF, 2019. Voir aussi « L’art doit-il être moral ? », entretien avec Carole Talon-Hugon et Violaine Roussel, par Marc-Olivier Bherer, Le Monde, 11 octobre 2019
[9] « Comme un chauffeur de salle, micro fixé à l’oreille, short oversize et vieilles baskets de course aux pieds, le chorégraphe aux yeux rieurs prend soudain un air grave : “Pour des raisons écologiques, je n’ai pas distribué le programme de ma pièce. Ce soir, c’est moi qui vais vous le lire.” », cité par Chloé Sarraméa, « Le chorégraphe Jérôme Bel fait monter les spectateurs sur scène », Numéro Magazine, 4 octobre 2019. Sur le sujet, voir aussi l’analyse clairvoyante d’Ève Beauvallet : « Jérôme Bel, en vert et contre tout », Libération, 30 septembre 2019.
30.05.2019 − thibaud-croisy.com

Une facétie

Collage : Thibaud Croisy à partir d’une photo de Jacques Morell (Getty / Sygma)

Ces dernières années, j’ai réalisé plusieurs gestes que je considère comme des facéties.

 

Peuvent être classés dans cette catégorie : 4 rêves non-censurés en présence de Fleur Pellerin (2015) ; Pierre Bellemare, une histoire extraordinaire (2016) ; Post-Alcool, une revue à numéro unique concoctée avec Nicole Genovese et vendue pour la modique somme de 1 centime (2015) ; Du moment qu’on se fait pas buter par des djihadistes (2017), projet inachevé qui, pour le coup, devait être une immense facétie ; des collages que j’ai faits pour accompagner mes pièces ; des publications disséminées sur les réseaux sociaux ; des opérations aussi inutiles que le Festival d’Automne à Croisy – manifestation virtuelle, imaginaire, dont le seul signe tangible aura été une série de pin’s édités avec la complicité d’Isabelle Giovacchini.

 

Mais au juste, qu’est-ce qu’une facétie ? Une simple plaisanterie, comme les dictionnaires voudraient nous en convaincre ? Pour ma part, je dirais plutôt qu’il s’agit d’un tour, un pied de nez, une grimace, un geste furtif capable de ruiner l’ordre du monde. Dans L’Ignorant et le fou de Thomas Bernhard, c’est le figurant qui tire la langue au public d’opéra, pile au moment où la cantatrice chante l’aria de la Reine de la nuit. Dans un car, c’est un cul collé contre la vitre du fond, pour le simple plaisir d’infliger aux automobilistes un spectacle qu’ils ne veulent pas voir, leur faire perdre le contrôle de leur véhicule et, si possible, provoquer un grand carambolage. Dans un monde étouffant, insupportable, odieux, c’est une porte qu’on ouvre pour créer un gigantesque appel d’air, même si on sait qu’un agent de sécurité ne manquera pas de se lever de sa chaise pour la refermer aussitôt.

 

En somme, une facétie est du côté du mouvement, de la spontanéité, de la danse minimale, inconsciente, irréfléchie. C’est ce sublime je-ne-sais-quoi que le magicien fait avec ses mains. C’est cette mimique de l’acteur, impossible à décrire. C’est le maquillage du clown qui tire partie de la difformité de son crâne. Autant de secrets qui n’appartiennent qu’à eux et qu’aucun cours, aucun stage, nul workshop ne pourront divulguer.

 

Bien souvent, une facétie part d’une suffocation. Elle cherche de l’air et comme elle ne trouve rien d’autre que celui du temps, elle l’utilise, le contrefait, s’en moque et disparaît avec lui. Au théâtre, c’est une pièce éphémère qui ne connaît pas de tournée, ne se vend presque pas, va à l’encontre des principes du marché : diffusion, rayonnement, rentabilité. Bien sûr, l’institution peut aimer les facéties, les applaudir des deux mains, mais elle éprouve quelque difficulté à les traiter, les inclure, les apprivoiser. Cette forme n’est pas jugée assez sérieuse pour être achetée ou, au contraire, pas assez docile pour être montrée sans risques. Aussi finit-elle sa course dans les interstices, les plis, les entre-deux, les marges – espaces qui se réduisent aujourd’hui à des peaux de chagrin.

 

Ma première facétie : 4 rêves non-censurés en présence de Fleur Pellerin. Quatre fragments, intermèdes, numéros, éparpillés au cours d’une unique soirée, au Théâtre de Gennevilliers. Quatre fantaisies que j’ai ensuite rassemblées pour former une petite pièce d’une trentaine de minutes. Je ne l’aurais promenée que dans trois lieux : au Festival Trente Trente (à Bordeaux), au Théâtre Paris-Villette et à l’Hôtel de Ville de Vanves. C’est là, au milieu des ors de la République, des velours et des peintures, que son aspect surréaliste éclatait au grand jour.

Fragile, précaire, en sursis, une facétie n’en est pas moins désinvolte. Sa disparition ne l’affecte pas. Car elle sait que le caractère unique de son occurrence peut lui conférer une beauté toute particulière et la faire accéder au rang très convoité de coup d’éclat. Ainsi de l’histoire que j’avais écrite pour Pierre Bellemare, qu’il avait racontée le 4 juin 2016 au Théâtre de Gennevilliers, et qui, parce qu’elle n’eut lieu qu’une fois, avait l’apparence d’un rêve éveillé, littéralement extraordinaire.

 

En pratique, une facétie se fait vite, avec quelques centaines d’euros, consciente que le théâtre subventionné ne lui accordera pas plus d’argent. Elle n’a pas le temps de négocier, ni de chercher une quinzaine de coproducteurs qui ne lui jetteront que des miettes de pain. L’oxygène n’attend pas. Alors elle s’accommode de la précarité, je dirais même qu’elle l’embrasse pour mieux s’en débarrasser – comme si, pour une fois, l’argent n’avait aucune valeur.

 

Si une facétie est un rêve, à l’instar de ceux que j’ai faits avec Fleur Pellerin, c’est parce qu’elle ne cherche pas à dénoncer, démontrer, célébrer ou bénir. Elle compose simplement avec ce que le réel a posé en travers de son chemin et elle le réoriente légèrement pour, tout d’un coup, rouvrir l’horizon. Au fond, une facétie n’est pas bête. Elle sait que la modification du cours des choses tient moins à un grand chambardement qu’à un infime changement de degré.

 

Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, disons-le plus clairement. Dans un monde où chacun tente de rester en scène le plus longtemps possible, je n’aurais rien trouvé de mieux qu’être un homme du passage. Dans un monde où la plupart des gens s’ingénient à poser des actes, aussi lourds que des valises de plomb, je n’aurais pas jugé inutile d’endosser le rôle d’amuseur public. Par amour du non-sens, de l’absurde, ou pour le charme inexplicable d’une chaussure de Jacqueline Maillan, utilisée en guise de téléphone. C’est cette absence de prétention, cette gratuité joyeuse, qui, paradoxalement, renferme un goût d’inédit, une originalité, une petite différence.

 

Pour terminer, je dirais qu’une facétie offre une lueur d’espoir, les soirs où nous n’en avons plus du tout. Elle est ce génie malicieux et souriant qui nous rappelle qu’ici bas, il existe encore quelques êtres qui n’ont strictement rien à dire.

 

 

Thibaud Croisy

Paru sur www.thibaud-croisy.com le 30 mai 2019

21.11.2018 − Lundi Matin

Le théâtre est-il soluble dans l'écran d'un smartphone ?

Photo © "The Perfect Beach", Aram Bartholl, Thailand Biennale 2018

C’est la prochaine question culturelle qui nous attend. Et donc aussi le prochain business. Faut-il interdire l’utilisation du smartphone dans les lieux culturels ? Faut-il considérer qu’à partir du moment où les gens décident de se faire spectateurs, ils doivent l’être jusqu’au bout et que le téléphone est devenu une prothèse trop envahissante qui remet en cause l’exercice même du regard et le rapport « naturel » aux œuvres ? À partir du moment où l’on reçoit une notification toutes les cinq minutes, un texto tous les quarts d’heure et un mail toutes les demi-heures, on est effectivement en droit de se poser la question.

Cette histoire de culture et de technologie a commencé il y a quelques années, avec l’apparition de ces nuées d’écrans lumineux qui sont venus perturber le noir des salles de cinéma, nous tirer de nos rêveries et nous ramener d’un seul coup à la réalité la plus basse. Est ensuite arrivé un autre phénomène qui a consisté à user de son téléphone pour photographier à peu près tout et n’importe quoi (et souvent n’importe comment). C’est le réflexe de celui qui ne peut s’empêcher de photographier le décor d’une pièce de théâtre ou le générique d’un film pour l’« instagramer » aussitôt, le couvrir de hashtags et crier « j’y suis ! ». C’est aussi ce que font ces visiteurs qui découvrent des expositions à travers l’écran de leur téléphone et qui mitraillent le premier tableau venu, quand ils ne posent pas directement devant lui pour s’immortaliser dans un inoubliable selfie. Faut-il y voir la fin de l’expérience contemplative ? Peut-être. Se fondre dans une vision, s’abandonner à un médium, s’abstraire du quotidien semble désormais empêché par une nouvelle pulsion technologique que presque tout le monde a intégrée. Regarder une œuvre devient alors un enjeu complètement accessoire puisque l’œil du « spectateur » n’oscille plus qu’entre la quadrature d’un écran et le retour image qu’il peut avoir de lui. Sublime va-et-vient [1].

J’avais découvert les prémisses de cet étrange ballet à Lisbonne, il y a une bonne quinzaine d’années, au centre océanographique du Parc des nations. Pour la première fois de ma vie, j’avais vu des touristes visiter un aquarium sans jamais décoller l’œil de leur caméra, parce qu’ils filmaient tout. Ils avaient fait le choix de ne plus voir que des images du réel, ce que j’interprétais aussi comme une stratégie radicale pour s’en prémunir. Peut-être que les requins-marteau, les poulpes géants et les poissons-lune formaient pour eux une réalité si choquante qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de les tenir à distance derrière les filtres rassurants de leurs moniteurs vidéo. Cela m’avait littéralement fasciné. Sauf qu’à l’époque, cette pratique restait minoritaire parce qu’une caméra coûtait chère, elle était encore encombrante et elle posait quelques problèmes de batterie et de rechargement. Depuis, le smartphone a changé la donne et ce que j’avais vu entre les murs de l’oceanarium s’est généralisé à l’échelle du monde. Il est désormais très courant d’admirer un tableau en face duquel il n’y a plus un seul regardeur mais uniquement des gens qui le shootent. Cette pratique marque la résurgence inattendue de médiums qu’on croyait dépassés (le téléphone et la photographie), ce qui n’est pas si étonnant car à partir du moment où on organise la dégradation d’un médium, on lui permet aussi de devenir viral (c’est peut-être pour cette raison que le théâtre ne l’est jamais vraiment devenu car il est moins facilement dégradable que la photographie, ou en tout cas pas dans les mêmes proportions).

Lorsque ce phénomène de capture a lieu devant une peinture, une sculpture ou un film, cela ne regarde jamais que les spectateurs eux-mêmes. Après tout, libres à eux de se pourrir leur propre réception. C’est leur droit le plus fondamental. Les tableaux, eux, n’en ont pas grand-chose à cirer. Ils se tiennent là, stoïques, et peut-être même qu’ils se marrent au fond, devant la vanité de cet immense délire. Pourtant, dans le cas de l’art vivant, l’art polémique par excellence, la question se pose en de tout autres termes. Là, le smartphone est un acteur qui s’immisce entre la scène et la salle, offre la possibilité inédite de capter une matière qui était jusqu’ici vouée à la disparition et dont on pouvait être sûr qu’elle ne laisserait aucune trace. À présent, l’enregistrement intégral de spectacles ou de concerts par des spectateurs, suivi de leur mise en ligne, reconfigure le rapport et soulève des questions aussi bien esthétiques que de propriété intellectuelle. Surtout, le téléphone n’indispose plus seulement le public mais l’artiste qui est sur scène, l’interprète qui est en train de travailler et qui essaye de faire advenir un rêve par son jeu, sa danse, sa concentration et sa mise à nu, réelle ou symbolique. C’est vrai qu’il a souvent appris à jouer coûte que coûte, en dépit de tout ce qui pouvait le parasiter, mais à partir du moment où c’est le public lui-même qui le photographie, le filme, le diffuse et contrevient à l’éphémérité de l’art vivant, on peut comprendre son trouble. Paradoxe de notre temps : en plus d’être contrôlé par des tutelles, des producteurs et des journalistes, l’artiste est désormais surveillé par le public lui-même.

Florence Foresti, elle, a tranché dans le vif puisqu’elle a décidé d’interdire purement et simplement les smartphones de son prochain spectacle. Elle est la première artiste française à le faire. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette initiative émane d’une actrice de one-woman-show, une forme à la fois ténue et médiatique qui repose sur la relation particulière qu’un interprète crée avec le public. Elle justifie sa décision par le désir d’« éviter les enregistrements pirates et [d’] assurer le lien avec les spectateurs » [2].

Pour concrétiser ce projet, Foresti a fait appel à Yondr, une entreprise qui propose un dispositif permettant de « vivre une expérience unique sans mobile » [3]. Le principe de la procédure est expliqué au moment de l’achat des places, sur le site internet de l’artiste. « À l’entrée de la salle, une pochette vous sera remise pour y glisser vos téléphones. Celle-ci se bloquera automatiquement. Vous resterez en possession de votre appareil lors du spectacle et, au besoin, vous pourrez accéder aux postes de déverrouillage installés dans la salle. À la fin du spectacle, toutes les pochettes seront déverrouillées et vous pourrez de nouveau utiliser votre téléphone » [4]. En réalité, cette mise sous scellés n’est pas aussi radicale qu’on pourrait le croire car l’appareil ne disparaît pas totalement de la salle. Chacun le conserve avec lui, près de son corps, et la housse qui l’enveloppe reste suffisamment fine pour sentir les vibrations en cas d’appel. Si le spectateur ressent le besoin d’y répondre, libre à lui de sortir la salle pour déverrouiller l’étui et téléphoner en toute tranquillité. En fait, on en vient presque à se demander si toute cette mise en scène ne crée pas encore plus de dépendance vis-à-vis de l’objet…

Au-delà de ce nouveau marché, que penser de cette étrange procédure et finalement, quelle politique choisir ? Ne pas jouer la carte de l’interdiction, en arguant que l’inattention est une des libertés fondamentales du spectateur, que les désagréments font partie du jeu et que si certaines salles n’arrivent plus à exercer tranquillement leur regard, après tout, tant pis pour elles ? Ou bien faut-il tout faire pour préserver la qualité de la relation qu’offre le spectacle vivant et tenter de (ré-)éduquer des spectateurs dont l’addiction peut être gênante et l’attention parfois proche de zéro ?

Gagné ! Nous voici une fois de plus devant une problématique de notre époque, c’est-à-dire fondamentale et anecdotique à la fois, qui vient nous rappeler l’extraordinaire capacité de notre société à se retourner contre elle-même et à transformer tous ses lieux de culture en enfers, les uns après les autres. Se gâcher toute forme de plaisir, c’est généralement ce qu’elle sait faire de mieux. Aussi, dans un avenir proche, j’aime à penser que le spectateur dépouillé de son smartphone se sentira profondément humilié par cette nudité technologique à laquelle on l’aura réduit. Il tentera tant bien que mal d’aller au théâtre sans téléphone mais il se découvrira beaucoup plus rapidement gagné par l’ennui parce que ses « applis » lui manqueront, parce qu’il ne pourra plus photographier, filmer, archiver, mettre en ligne ni « partager » tout ce qu’il voit. Ce réel implacable, brut et précisément sans partage, lui sera fade, scandaleux, car il aura grandi dans un monde où le réel et le numérique auront toujours été combinés, confondus et branchés l’un sur l’autre, jusqu’à l’indistinction. Dès lors, les taux de fréquentation des « lieux culturels sans portables » seront en chute libre, jusqu’à ce que les pouvoirs publics s’emparent de cette épineuse question pour en faire « un enjeu de société ». Ils décideront de subventionner l’achat de nouveaux appareils « éco-responsables » qui permettront uniquement de téléphoner et, sur le modèle du paquet de cigarettes, ils taxeront chaque année les prix des smartphones classiques pour lutter contre nos pratiques culturelles barbares et nos nouvelles tendances addictives.

Cela n’est peut-être qu’un mauvais cauchemar mais il nous donne au moins une bonne idée de là où nous en sommes. Et de l’avenir sous scellés qui nous attend. Plus drôles encore que les politiques culturelles du vingt-et-unième siècle, il y aura sans doute les politiques de santé publique du suivant.

 

 

Thibaud Croisy

Paru sur Lundi Matin le 21 novembre 2018

 

[1] Cette question était posée exactement en ces termes par Aude Lorriaux dans un article intitulé « Comment Instagram tue notre expérience contemplative », Slate, 4 novembre 2018
[3] Ibidem. Site internet de Yondr, https://www.overyondr.com/
[4] Site internet de Florence Foresti, https://www.florenceforesti.com/fr/dispositif-yondr
26.07.2018 − Lundi Matin

Les Intermittents du désordre, interférences critiques

Le 7 mai 2018, lors d’une journée de commémoration consacrée à Mai 68 et sobrement intitulée « L’Esprit de mai », des étudiants faisaient irruption au Théâtre de l’Odéon pour témoigner du mouvement de grève qui agitait les universités. Plutôt que de leur donner la parole, la direction du théâtre « demanda le concours de plusieurs brigades de CRS pour gazer et tabasser les étudiants contestataires » et « poursuivre sa commémoration dans le calme ». « Drôle de manière de célébrer l’esprit de mai ! »1, ironisaient les Intermittents du désordre, un petit groupe informel constitué à la suite de cet incident. Deux semaines plus tard, ces Intermittents décidaient de revenir sur les lieux pour accomplir ce que la direction du théâtre avait empêché. Le 25 mai, ils interrompaient la représentation de Tristesses d’Anne-Cécile Vandalem et distribuaient aux spectateurs un tract intitulé « À propos de notre première pièce : L’Odéon commémore comme un mort ou L’esprit de Mairde ». Ils y brocardaient l’attitude « profondément mairdique » de Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon, et de tous ces « engagés de salon » qui « récupèrent les luttes du passé pour les neutraliser ». Au bout de quelques minutes, la bande d’indésirables quittait les lieux aussi vite qu’elle était arrivée mais annonçait à qui voulait l’entendre que ce quart d’heure dramatique n’était que la première pièce d’« un recueil à construire ».

Le deuxième acte eut lieu le 12 juin, date à laquelle les Intermittents s’invitèrent sur la scène d’un autre théâtre national, La Colline, pendant la pièce de Vincent Macaigne, Je suis un pays. Le collectif entendait questionner « la démarche participative et subversive » du « plus punk des metteurs en scène » mais surtout mettre au jour « l’hypocrisie de celui qui appelle à "mordre le système" »2. N’ayant pas assisté à leur intervention, j’en découvris le compte-rendu quelques jours plus tard dans le communiqué qu’ils publièrent sur Lundi Matin. Puisque l’intervention était restituée par les Intermittents eux-mêmes, j’avais bien conscience que le texte était partial, subjectif, situé, et que l’exactitude des faits pouvait être remise en question. Qu’à cela ne tienne, je décidais de relayer ce point de vue parce qu’il faisait entendre un autre son de cloche sur le travail de Vincent Macaigne et parce que la critique me semblait pertinente, au-delà de l’action militante que je n’avais pas vue.

Ce simple partage sur Facebook produisit un grand moment d’hystérisation du réseau, une accumulation de commentaires souvent inintelligibles, écrits par des gens qui se parlent sans s’écouter – bref un buzz cacophonique qui vous condamne à rester derrière votre ordinateur pour supprimer les remarques de ceux emmènent le débat vers des extrémités inutiles. À la suite de cet échange chaotique et embrouillé, qui signait encore une fois la défaite de la pensée et la difficulté à débattre sur les interfaces virtuels, il m’a semblé nécessaire de faire une mise au point en bonne et due forme pour revenir sur l’action de ces Intermittents qui aura enflammé, l’espace d’un instant, le landerneau du théâtre public.

Notre désagréable « piqûre de rappel »


Puisque personne n’y comprend rien, faisons un peu de sémantique. Et d’histoire. À tous ceux qui taxent les Intermittents de « censeurs », de « terroristes », de « fascistes », voire même d’« extrémistes nous rappelant les heures les plus sombres de notre histoire », il faut faire remarquer que la représentation de Vincent Macaigne n’a pas été censurée mais simplement interrompue, ce qui introduit tout de même une nuance de taille. Comme on le comprend à la lecture d’un article de Vice qui leur consacre un portrait3, ces « hackers de théâtre » payent leur place comme tout le monde et ne font rien d’autre que jouer leur rôle de spectateurs, libres de se manifester (entre eux et le spectateur qui interpelle les acteurs à voix haute pendant le spectacle, ce n’est sans doute qu’une différence de degré). Ils prennent en tout cas l’institution au pied de la lettre (« puisque les éditos des théâtres nous y invitent sans cesse, nous prenons la parole »4) et forment ainsi une sorte de « contre-public » qui met en scène le dissensus qui peut exister dans la salle et rend visible sa division.

À l’inverse des censeurs de bureaux, les Intermittents ne se réfugient pas dans une posture de spectateurs extérieurs. Au contraire, « nous sommes d’entre vous », disent-ils. « Nous nous croisons dans les couloirs des théâtres, des cinémas, des salles de concert » mais « nous avons difficilement fait le choix de nous lever parmi les assis, de prendre un risque en nous exposant à vos colères, à votre violence. Nous nous permettons d’interrompre les comédiens dans leur travail, les techniciens, l’ensemble des petites mains qui participent au divertissement, parfois même à la réflexion. Nous sommes aussi d’entre eux et nous ne jugeons pas, ici, de la forme de tel ou tel spectacle. Ce que nous interrompons, ce n’est pas un spectacle, c’est son rituel. Celui de la réalité confisquée à certaines heures, celui du paraître d’une société qui n’écoute la douleur que lorsqu’elle s’artificialise […]. Nous ouvrons des brèches ici et là, maladroitement peut-être, à contre-courant sûrement et au risque de nous faire mal comprendre […]. Nous sommes une piqûre de rappel, désagréable, nécessaire »5.

Comme on le perçoit à la lecture de ces lignes, leur geste s’inscrit dans la tradition du happening et de toute une série de démarches appropriationnistes qui ont débordé, envahi, infiltré, hacké, court-circuité ou saboté les œuvres des autres. L’histoire de l’art en regorge. Qu’on repense par exemple au geste « intolérable » de Robert Rauschenberg qui effaça un dessin du maître Willem de Kooning et en exposa le résidu, montrant par là que détruire l’art, c’était encore en faire (Erased De Kooning Drawing, 1953). Beaucoup plus récemment et dans un tout autre genre, les chorégraphes Annie Vigier et Franck Apertet (les gens d’Uterpan) mettaient au point une performance clandestine qu’ils lâchaient, sans prévenir, en amont des spectacles des autres. Quelques minutes avant le début de la pièce, un groupe de performeurs descendait les gradins en « coulant » littéralement sur les corps des spectateurs – d’abord habillés, puis nus. Ils réalisaient ainsi une fusion corporelle de la scène et de la salle que le théâtre, art de la séparation, ne parvient jamais à produire (Parterre, 2008)6.

À la frontière de l’art et du militantisme, ces performances envahissantes sont aujourd’hui réalisées par ceux que l’on a coutume d’appeler des « artivistes », néologisme fondé sur la contraction du mot « artiste » et « activiste ». Reprenant à leur compte la bonne vieille critique du théâtre qui va de la Lettre à d’Alembert de Jean-Jacques Rousseau aux textes de Guy Debord et des situationnistes, leurs actions ont en commun de vouloir gripper la machine. Elles imposent un temps d’arrêt à la « société du spectacle » et brisent les charmes de l’illusion pour prendre du recul et porter un autre regard sur ce qu’on nous donne à voir. Au fond, cette pratique de l’interruption momentanée n’est pas très différente d’une coupure de publicité à laquelle on ne s’attendrait pas et qui viendrait suspendre le déroulé d’un film – à la seule différence que l’interruption des « artivistes » ne vend pas un produit mais plutôt un point de vue et qu’elle n’appelle pas à consommer mais plutôt à cesser de le faire.

Les Intermittents du désordre appartiennent donc à cette famille d’êtres transgressifs qui osent toucher à la représentation et, ce faisant, la désacralisent – geste que la masse considère souvent comme outrageant, pour ne pas dire sacrilège. Or, même si c’est un acte que l’on peut trouver déloyal, gênant, maladroit ou tout simplement stupide, il faut comprendre que la réaction d’un public est précisément ce à quoi on s’expose à partir du moment où on fait de l’art vivant (peut-être même est-ce pour cette raison qu’on en fait). Il faut donc composer avec, ne serait-ce que pour pouvoir riposter, car ces allers-retours font partie du travail. Les acteurs du théâtre de rue le savent bien, eux qui sont exposés aux réactions du tout-venant, comme les musiciens qui jouent en première partie et essuient les quolibets d’un public qui ne se gêne pas pour réclamer son idole. Au fond, l’indiscipline est de bonne guerre. Il suffit d’ailleurs d’aller faire un tour du côté des formes dites populaires (cabaret, stand-up, one-man-show), d’observer le comportement du public à travers les âges ou dans des cultures différentes des nôtres pour mesurer à quel point les salles du théâtre public sont aujourd’hui silencieuses, policées, religieuses… Trop bien dressées ?

S’il existe un geste inadmissible en revanche, ce serait celui qui consisterait à empêcher la représentation, à faire en sorte qu’elle n’ait pas lieu, à détruire la scène ou à l’abolir, l’annuler. C’était la stratégie déployée par les catholiques intégristes qui voulaient interdire purement et simplement les spectacles de Romeo Castellucci (Sur le concept du visage du fils de Dieu) ou de Rodrigo García (Golgota Picnic). C’était aussi celle des ultra-catholiques qui incendièrent le cinéma Saint-Michel pour empêcher la projection de La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, en 1988. Ces actions spectaculaires ont frappé les esprits parce qu’elles se sont soldées par des procès ou des déploiements sans précédent des forces de l’ordre aux abords des théâtres ; mais il n’y a pas que les catholiques intégristes dans la vie et on ne peut pas accepter que leurs actions fassent écran aux autres types de contestation, ni que ces dernières soient systématiquement assimilées à des « attentats » d’extrême-droite.

En replaçant le geste des Intermittents du désordre dans une perspective historique et politique, on comprend désormais que l’argument qui consiste à fustiger leur « violence insoutenable » ne tient pas – ou alors cette violence est celle qui se joue dans tout face-à-face. C’est pour cette raison qu’il est comique de voir les thuriféraires de Vincent Macaigne s’indigner contre la « violence » de la critique, alors même que les spectacles de Macaigne promettent « un joyeux bordel » ou « une bonne dose de défonce ». Mais sans doute cela est-il révélateur d’une époque qui cherche constamment à neutraliser le conflit pour le remplacer par son simulacre et qui rêve d’un monde lisse, « horizontal », « inclusif », « non-stigmatisant », où chacun doit se faire absorber sans broncher par la grande yaourtière du consensus.

Intermittents de la critique, permanents de l’humour


L’autre aspect du débat qui mérite que l’on s’y attarde est celui qui concerne l’argent. Contrairement à ce que certains ont affirmé un peu hâtivement, le communiqué des Intermittents ne reproche pas à Vincent Macaigne de percevoir de l’argent public. Il ne dit pas non plus qu’il serait immoral d’y avoir recours pour produire des œuvres contestataires. Sur internet, l’auteur Ronan Chéneau prend la défense de Macaigne en affirmant qu’« un théâtre ’politique’ n’existe jamais mieux qu’en bénéficiant de subventions » et que le théâtre public se tient dans ce paradoxe, « jusqu’à l’insupportable ». Au-delà de cette assertion, par ailleurs très discutable, Ronan Chéneau échoue à penser les termes du débat. D’une certaine manière, presque tous les artistes bénéficient directement ou indirectement des investissements publics, et après tout, il faut bien un peu d’argent (public ou privé) pour créer. Là n’est pas la question. Celle que l’on doit se poser ne porte pas sur la provenance de l’argent, comme le fait Ronan Chéneau, mais sur son usage. Autrement dit, le problème n’est pas de percevoir des fonds publics mais plutôt ce que l’on en fait : dans quels buts on les dépense, pour quelles fins et pour quelle recherche, pour porter quelle parole et inventer quels types de formes. C’est précisément à cet endroit que se formule la critique des Intermittents qui reprochent à Macaigne de mobiliser une débauche de moyens pour offrir un ersatz de contestation, une indignation qui tourne à vide. Selon eux, Je suis un pays satisfait « le temps d’un soir la libido insurrectionnelle de spectateurs bourgeois » en rendant « la révolte cool, tendance » et en la baignant « dans des fûts de bière gratuite »7. En creux, ils font la critique du réalisme le plus plat, cette esthétique sans imagination qui consiste à créer des formes littérales et qui s’apparente au degré zéro de la représentation : crier pour dire qu’on est colère, pleurer pour signifier qu’on est triste, tout casser pour montrer la violence du monde… Autant de codes galvaudés auxquels les Intermittents opposent leur inéluctable « Vincent, range ta chambre ! »

Mais revenons-en à l’argent. Qui le contrôle ? Ou plutôt, qui l’attribue aux artistes ? En premier lieu, les hommes et les femmes qui dirigent l’institution et administrent les moyens de production. Mais l’institution est devenue aujourd’hui une entreprise publique comme les autres  : elle est soumise à un strict cahier des charges, des critères de rentabilité qui la mettent sous pression et elle doit sans cesse justifier son action, ce qui joue énormément sur la subjectivité et les décisions de ceux qui l’incarnent. Puisqu’elle doit obtenir des taux de fréquentation « acceptables » et remplir ses salles pour continuer à être subventionnée, elle est parfois encline à donner de l’argent à des artistes qu’elle identifie eux-mêmes comme « rentables ». Il lui arrive alors de privilégier le retour sur investissement au détriment du projet artistique. C’est dans cet écart que vient se loger la nécessité de la critique, qui est séparée de l’institution, de sa logique, et qui a parfaitement le droit d’émettre des objections sur les formes qu’un artiste produit ou sur l’argent qui a été investi dans un projet.

Malheureusement, la critique aussi est soumise à la rentabilité. C’est ce qui arrive aujourd’hui. À la fin du vingtième siècle, les industries médiatiques ont considéré qu’à la différence du cinéma, de la musique ou de la télé, le théâtre et la danse n’étaient plus des « créneaux porteurs ». Elles ont donc drastiquement réduit le nombre de journalistes spécialisés et la place de l’art vivant au sein de leurs supports, ce qui fait que la critique y occupe aujourd’hui une place rikiki. Elle en est même parfois carrément absente. Pour la trouver, il faut plutôt chercher du côté des revues, des sites internet ou des blogs, bref de tout ce qui relève d’initiatives indépendantes, personnelles et généralement non rémunérées. Par un sublime tour de passe-passe, ce ne sont plus tant les journalistes qui prennent en charge la critique que des individualités qui s’y attellent à l’occasion. Parmi eux, on retrouve des intermittents, artistes ou techniciens8. Voilà donc comment certains se sont retrouvés à faire deux jobs : d’un côté, la création, et de l’autre, la critique, qui n’est jamais qu’une modeste tentative pour faire vivre un espace de débat. Évidemment, nous ne sommes pas très nombreux à faire ce travail parce que tous les intermittents savent que la production de la critique ferme des portes : il est toujours plus confortable de se fondre dans la masse d’une famille souriante et (faussement) unie plutôt que de revendiquer ses désaccords et ses oppositions. Mais surtout, si nous sommes si peu à avoir pris ce parti, c’est parce qu’il demande de fournir un travail gratos et on peut dire qu’en faisant sortir la critique des colonnes des journaux, les médias ont réussi à mettre au travail pas mal de gens dont ça n’était pas le métier et dont ils récupèrent les contributions sans aucune contrepartie financière. Well done !

Qu’on apprécie ou non leurs actions, qu’on aime ou non leurs textes, les Intermittents du désordre font partie de ce peuple critique qui se constitue par sursauts, au gré des luttes et des époques. Mais ce qui est inquiétant, c’est de voir le retour de bâton médiatique qu’il subit aussitôt. Quelques jours après leur intervention à La Colline, Les Inrocks s’indignaient devant « la virulence du communiqué » des Intermittents, et prenaient partie pour « le légitime questionnement »9 de Vincent Macaigne. À Libération, Ève Beauvallet et Augustin Guillot ne semblaient pas non plus très emballés par ce hacking de l’institution10. Il est toujours édifiant, en tout cas, de voir le zèle déployé par certains pour disqualifier toute forme d’énergie négative, destructive, et enjoindre le public à poursuivre sa tranquille communion autour des idoles désignées.

Alors, que reste-t-il de tout ça ? Un nom, peut-être. « Les Intermittents du désordre ». Un peu pompeux certes mais qui porte en lui l’esprit de son temps puisqu’il reprend le qualificatif employé par Emmanuel Macron pour désigner les manifestants de 2018, ces indécrottables « professionnels du désordre »11. Il construit aussi une figure puissante à partir d’un statut précaire : l’intermittent en tant que parasite de la société, éternel « casseur d’ambiance » des plateaux télé et des cérémonies mondaines, artisan d’une contestation aléatoire, passagère, qui apparaît sans prévenir et s’éclipse sans qu’on ait vraiment su d’où elle venait ni ce vers quoi elle allait. Individu sans nom, sans âge et sans visage, l’intermittent est cet infiltré qui mine son milieu de l’intérieur avec les armes de l’humour et de la parodie. « Coucou Vincent ! » Ami du canular, des blagues de potache et de toutes les formes d’impertinence, il écrit sa propre histoire, en souterrain, derrière le masque de l’anonymat ou du pseudonyme. C’est lui qui s’exprimait déjà dans ce fanzine haut en couleurs qui avait transformé Mouvement, le magazine culturel, en Moulement, « la revue des pots de première ». Une feuille de choux non identifiée qui, selon ses propres termes, n’avait « rien à voir avec la moule mais plutôt avec le moule »12. Distribuée à la sortie des théâtres, elle entartait tous ces esprits faibles que la culture moule et démoule à la chaîne sur le tapis roulant du prêt-à-penser. Aussi, le jeu de massacre des Intermittents du désordre, dont on ne sait pas trop ce qu’il deviendra, est à ajouter à la longue liste de ces formes de résistance modestes, précaires mais salvatrices qui invitent tous ceux qui le peuvent à faire un pas de côté et à ne pas suivre le « moulement » !

 

 

Thibaud Croisy

Paru sur Lundi Matin le 26 juillet 2018

 

[1] Les Intermittents du désordre, « À propos de notre première pièce : L’Odéon commémore comme un mort ou L’esprit de Mairde », tract distribué au Théâtre de l’Odéon le 25 mai 2018, lisible en intégralité sur Lundi Matin
[2] Les Intermittents du désordre, « Vincent Macaigne n’a pas joué au Théâtre de la Colline », Lundi Matin, 18 juin 2018. Toutes les actions du groupe sont précédées ou suivies de communiqués diffusés sur internet.
[3] Pierre Longeray, « Les intermittents du désordre : hackers de théâtre », Vice, 19 juin 2018
[4] Les Intermittents du désordre, « Faisons connaissance », communiqué lisible en intégralité sur Lundi Matin, 1er juin 2018
[5] Ibidem
[6] Rosita Boisseau, « Au secours ! La sécurité ! Les gens d’Uterpan arrivent », Le Monde, 25 février 2010
[7] Les Intermittents du désordre, « Vincent Macaigne n’a pas joué au Théâtre de la Colline », op.cit.
[8] À titre d’exemples, en 2015, ce sont Joachim Salinger, comédien, et Marie Payen, comédienne, qui écrivaient un article pour demander à Luc Bondy, alors directeur de l’Odéon, de mettre un terme à la campagne de mécénat participatif que le théâtre avait lancé pour financer un projet d’action culturelle dans une zone d’éducation prioritaire (« Scandale théâtral : quand l’État se désengage de l’action sociale et culturelle », Médiapart, 14 avril 2015). Plus récemment, Nicolas Barrot, directeur technique de compagnies, répondait à un article de Jean-Pierre Thibaudat (« Suite à l’article de M. Thibaudat », Médiapart, 13 mars 2018).
[11] « Macron fustige "les professionnels du désordre" dans les universités », Reuters, 12 avril 2018. En pleine période de grève et de manifestations, Emmanuel Macron « fustigeait "les professionnels du désordre" qui [bloquent] des universités françaises pour dénoncer la réforme de l’accès aux études supérieures » et appelait « les étudiants à "réviser" leurs examens de fin d’année ». Merci papa !
[12] Moulement fut distribué au cours de l’année 2012. Une archive est disponible à cette adresse.
01.07.2018 − Théâtre/Public

Vies et morts d'Alain Buffard

Photo © Marc Domage

Il s’est passé une drôle de chose, début octobre, au Centre national de la danse. L’institution consacrait un programme d’une dizaine de jours au chorégraphe Alain Buffard, figure de la danse contemporaine brutalement disparue en décembre 2013, à l’âge de cinquante-trois ans. Cette manifestation, qui faisait suite au dépôt de ses archives et de celles de sa compagnie au CN D, articulait à la fois un colloque, des spectacles, un concert et une exposition1. Elle permettait surtout, pour la première fois, de prendre du recul sur le travail d’Alain Buffard et de voir apparaître les contours d’une œuvre que peu de gens connaissaient sous ses différentes facettes.

Quatre ans après sa mort, c’était sans doute le bon timing : organiser cet événement plus tôt, c’était prendre le risque d’être trop en prise avec l’émotion et de verser dans l’hommage stérile et complaisant ; le remettre à plus tard, ç’aurait été se couper de la dynamique impulsée par les collaborateurs du chorégraphe et les spectateurs qui l’avaient suivi. Ce moment de synchronie pas si courant entre une institution et un public a su donner de l’allure à cette manifestation et notamment à ce qui était annoncé comme un colloque2. Loin de la lourdeur et de l’esprit de sérieux qu’un tel intitulé pouvait laisser présager, ce volet scientifique proposait trois journées d’interventions menées par des gens d’horizons et de générations différents. Que ce soit au micro ou dans les rangs de la salle, d’ailleurs assez pleine, on croisait aussi bien des chercheurs que des artistes, des critiques, des étudiants, des spectateurs assidus ou tout simplement des curieux qui venaient entendre parler de spectacles qu’ils n’avaient jamais vus. Au fond, ce qui prenait corps, c’était moins une communauté qu’un collectif attentif, concerné, qui pouvait se laisser aller à l’émotion tout en se prémunissant des dérives commémoratives et de la poisse du pathos qu’on est en droit de redouter de ce genre de manifestation. Ici, rien de larmoyant ni de mondain donc, mais plutôt un moment mémoriel, tenu, élégant, où les intervenants prenaient soin de ne pas construire de mythologie autour du mort ni de l’élever au rang de saint ou de martyr – bref, d’en faire ce qu’il n’était pas.

Parmi eux, certains mettaient au jour des aspects moins connus de la vie d’Alain Buffard, à l’instar de Pierre Lauret qui évoqua celui avec qui le chorégraphe partagea sa vie pendant plus de vingt ans, Alain Ménil (1958-2012). Ami et collègue de ce dernier, Pierre Lauret soulignait la dimension « duographique » de leur parcours, leurs préoccupations communes, la façon dont le travail de l’un nourrissait celui de l’autre – chacun l’accomplissant, du reste, avec son médium de prédilection (les concepts pour Ménil, qui était philosophe et professeur, les percepts pour Buffard si l’on veut résumer les choses un peu schématiquement). Faisant état de cette « vie mise en commun », Pierre Lauret en identifiait les points d’intersection. En 1997-1998, le Good boy de Buffard et l’essai de Ménil sur le sida, Sain[t]s et saufs, avaient vu le jour à quelques mois d’intervalle : ils étaient tous les deux une réponse personnelle à la maladie en même temps qu’une manière de performer le « vivre-avec », à l’heure où les multithérapies laissaient envisager cette perspective3. Quinze ans plus tard, en 2011-2012, c’était le Baron Samedi de Buffard, avec sa distribution presque exclusivement métisse et noire, qui avait croisé Les voies de la créolisation de Ménil, ouvrage encyclopédique sur Édouard Glissant et l’une de ses notions phare4. Puisque Ménil accompagnait les pièces de Buffard, Pierre Lauret choisit d’éclairer l’œuvre du chorégraphe par le portrait du philosophe – intellectuel octavon, esprit rationnel et polémique qui avait consacré toute sa vie aux signes, en ne cessant jamais de combattre ceux qui gomment les singularités, assignent, et enferment le sujet dans des « représentations identitaires de l’identité »5. Une démarche qui faisait écho à celle de Buffard, comme en témoigne le titre ironique de son geste fondateur : Good boy.


Suite dans Théâtre/Public, n°229, septembre 2018



Thibaud Croisy



[1] Alain Buffard, colloque, spectacles, exposition, concert, conçu par Mathilde Monnier et Aymar Crosnier, produit par le CN D et l’association PI:ES Alain Buffard, du 4 au 14 octobre 2017 à Pantin et Paris.
[2] Colloque Alain Buffard, du 6 au 8 octobre 2017. Le 8, j’intervenais sur We lost the night, pièce inachevée d’Alain Buffard autour de la danseuse allemande Anita Berber.
[3] Good boy, conçu et interprété par Alain Buffard, assisté de Matthieu Doze, créé en janvier 1998 à La Ménagerie de Verre (Paris) ; Alain Ménil, Sain[t]s et saufs – Sida : une épidémie de l’interprétation, Les Belles Lettres, 1997. Pierre Lauret affirmait même que « Sain[t]s et saufs est le pendant de Good boy » : « c’est la même question qui est mise au travail : maintenant qu’on voit qu’on ne va pas mourir, enfin pas tout de suite, et qu’il va falloir "vivre avec", qu’est-ce qu’on fait ? Que fait-on de son corps ? Que fait-on de sa vie ? » Il faut rappeler que la notion de « vivre-avec » est centrale dans la réflexion d’Alain Ménil sur le sida. Présente dès 1997 dans Sain[t]s et saufs, il la retravaillera encore dans l’un de ses derniers articles : « "Vivre-avec" ou les plissements de l’existence », Cahiers philosophiques, n°125, 2ème trimestre 2011, p 107-123
[4] Baron Samedi, conception et mise en scène d’Alain Buffard, créé en avril 2012 au Théâtre de Nîmes ; Alain Ménil, Les voies de la créolisation. Essai sur Édouard Glissant, De l’Incidence Éditeur, 2011. « Les Alain » avaient aussi réalisé ensemble un entretien sur le travail de Buffard : « To be moved », entretien avec Alain Buffard par Alain Ménil, OutreScène, revue du Théâtre national de Strasbourg, n°11, juin 2008, p. 43-49
[5] Pierre Lauret, « Le chevalier désenraciné. Alain Ménil, du sida à la créolisation », 7 octobre 2017. Sur Alain Ménil, on lira aussi avec intérêt un autre texte de Pierre Lauret : « Alain Ménil (1958-2012). Hommage », Cahiers philosophiques, n°138, 3ème trimestre 2014, p. 103-107, consultable sur https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-3-page-103.htm
06.09.2017 − Le Monde

« “120 battements par minute” ne fait, hélas, que normaliser les représentations du sida »

Au-delà de l’emballement médiatique et des bons chiffres au box-office, y a-t-il vraiment quelque chose à dire sur 120 battements par minute, le « film événement » de Robin Campillo qui retrace les combats de l’association Act Up ? D’un point de vue cinématographique, sans doute pas. Plombé par des dialogues creux, un jeu poussif, des scènes de sexe stéréotypées et une poésie bon marché, « 120 BPM » tient moins du chef-d’œuvre que de la mauvaise série télé. Film sans problématique, il met en scène des personnages sans contradiction (gentils militants versus méchants laboratoires) et offre une évocation ultra-superficielle de l’activisme, doublée d’une histoire d’amour consensuelle qui, forcément, se termine mal. Comme tout cosmétique qui se respecte, le film combine les scènes festives, censées illustrer « le mode de vie gay », avec les ressorts classiques du mélo : plans dégoulinants de pathos, ralentis balourds, pédagogie des images d’archives qui doivent rappeler que tout cela n’est pas qu’un clip mais aussi « une histoire vraie ». En dernier lieu, le scénario recycle un poncif que le cinéma a déjà exploité à satiété : la descente aux enfers de la personne séropositive, avec son lot d’images-chocs tellement galvaudées qu’il devient difficile de ne pas les trouver complaisantes. Mais au fond, peu importe, car le film est moins un produit qu’un dispositif, une épopée lacrymale conçue pour que tout le monde craque. Dans ce registre, il faut d’ailleurs reconnaître qu’il fait preuve d’une certaine maîtrise.

Face à cet objet sans pudeur, sans subtilité et, d’une certaine manière, sans cinéma, on aurait plutôt envie de fuir et de se dire que l’on n’a surtout pas envie d’être regardé par « ça » – par des images aussi pauvres, par un regard aussi vide. Mais là où l’épiphénomène se renverse en symptôme de notre temps, c’est que la société tout entière, elle, le désire. Du Festival de Cannes à la Queer Palm, de Télérama à BFM-TV, du lycéen au retraité, tout le monde veut participer et succomber à ce grand moment de contagion émotionnelle. Chaque spectateur veut avoir sa part de bouleversement, pleurer sa dose de larmes, et le conditionnement médiatique est tel que le public y est parfaitement disposé avant même que la séance ne commence. Déjà, ses glandes se préparent. Quand les lumières se rallument, un rapide coup d’œil dans la salle suffit à vérifier l’efficacité du dispositif. En toute logique, « ça a marché ! » C’est en effet le principe de toute émotion collective : personne n’y résiste.

Alors, qu’est-ce qui se joue là ? Sans doute est-ce la seule question qui vaille la peine d’être posée. Tout d’abord, un grand lessivage, une fabuleuse entreprise de normalisation des représentations puisque, dans le monde de Robin Campillo, les séropositifs et les activistes ne s’incarnent que dans des corps glamours, bien lookés, bien brushés. Ici, nuls « freaks » et rien d’irreprésentable mais plutôt une bande de « pédés super-sympas » qui claquent des mains dans les amphis quand ils ne jouent pas aux pom-pom girls les jours de Gay Pride. Comme l’écrivait déjà Alain Ménil dans son livre Sain[t]s et Saufs (Belles Lettres, 1997), tout l’enjeu est d’inventer un sida « regardable » et « photogénique ». Précisément, c’est là que réside la vraie obscénité du film, dans cette manière de transformer l’histoire en mythe médiatique et de purifier les minorités sexuelles et politiques pour qu’elles produisent le plus gros consensus possible. Absorbées par le vide du discours dominant, lavées de toute marginalité, de toute déviance, de tout danger, les voici paisiblement digérées par l’industrie du cinéma et reconstituées sous une forme lyophilisée et saine.

En fin du compte, ce ne sont plus que des minorités de synthèse : pur folklore dans lequel la majorité peut tranquillement communier, images pieuses qui font écran au réel en même temps qu’elles sont l’écran sur lequel chacun peut projeter ses deux heures de compassion. Ce qui est inquiétant, ce n’est pas seulement cette opération de simplification à grande échelle, orchestrée par un énième docudrama cathartique ; c’est que la société elle-même – y compris dans ses marges – mette autant d’enthousiasme à s’y reconnaître et à savourer l’illusion de son rachat ou de son expiation. Mais dans un monde sans énergie négative, polémique, destructive, où l’activisme a atteint son point le plus bas, pour ne pas dire le plus mou, il ne reste plus qu’à se repaître de son simulacre, aussi raté soit-il, et à en jouir, quitte à ce que l’orgasme soit forcé. Finalement, c’est triste à dire mais c’est toujours la même histoire : les malades ne sont jamais du bon côté de l’écran.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans Le Monde, 6 septembre 2017
02.2017 − Catalogue de l'exposition "L'Esprit français : Contre-cultures 1969-1989" – éditions La Découverte

Copi, ou les métamorphoses du mauvais esprit

          Le 11 décembre 1987, alors que Copi est en train de mourir du sida dans une chambre de l’hôpital Claude Bernard, la Mairie de Paris lui décerne in extremis le Grand Prix de littérature dramatique. Strictement honorifique, cette distinction ne vaut pas grand-chose si ce n’est qu’elle témoigne des liens étroits qui unissent l’artiste à la capitale. Mais curieusement, à l’heure où les pouvoirs officiels cherchent à adouber Copi et peut-être aussi à le capter, celui-ci leur oppose une absence définitive. Il meurt trois jours plus tard, à l’âge de quarante-huit ans.

          Bien sûr, cette ultime dérobade n’est pas volontaire mais on ne peut s’empêcher de la trouver particulièrement raccord avec le caractère de Copi, personnalité insaisissable, marginale, multiple, rétive à toute tentative d’assignation – en un mot : hors catégorie. Pourtant, si Copi est un sujet fuyant, volatile, une certitude demeure : il reste inextricablement lié à la France où il vécut la moitié de sa vie et publia une quinzaine de pièces de théâtre en français, sa « langue maîtresse »1. Entre les cafés de Saint-Germain, les backrooms de Pigalle, les pissotières de Saint-Sulpice et « les escaliers du Sacré-Cœur »2, Copi a entretenu un lien affectif et littéraire avec Paris, ville légendaire et « caricaturale » qu’il aimait pour ses soirées mondaines, ses lieux de plaisir et ses sites touristiques. Aussi, pour comprendre ses affinités avec l’« esprit français », c’est-à-dire avec cet élan de subversion post-soixante-huitard animé par la conviction que « tout est possible », il faut sans doute commencer par se demander comment un jeune homme né en 1939 à Buenos Aires put se retrouver propulsé dans la frénésie de la capitale, côtoyer des gens comme Wolinski, Siné ou Christian Bourgois et devenir ainsi le plus parisien des poètes argentins.

« Un toast à l'Internationale argentine ! »


          La rencontre avec la France eut lieu en deux temps. Copi y arriva pour la première fois à l’âge de douze ans, en 1952. Son père, Raúl Damonte Taborda, dirigeait le journal de gauche Crítica et après le coup d’État de Juan Perón en 1945, ses engagements politiques le contraignirent à des exils réguliers. Aidé par le président uruguayen qui le nomma consul à Reims, Damonte s’établit à Paris et y scolarisa son fils qui se familiarisa avec la langue française. Après avoir passé le reste de sa jeunesse à Montevideo puis à Buenos Aires, Copi repart de lui-même pour Paris à vingt-deux ans, alors que la situation de l’Argentine se dégrade. Il est bientôt rejoint par des milliers de compatriotes qui fuient à leur tour la dictature des généraux – puis celle de Videla – et choisissent de se réfugier en France, terre d’accueil et de liberté que les événements de Mai 68 ont rendue encore plus attirante.

          Débarque alors une jeune génération, très active dans les milieux artistiques. Elle forme la nébuleuse des « Argentins de Paris », expression qui célèbre un métissage heureux et glorifie l’histoire d’amour vécue entre les deux pays. Composée de metteurs en scène (Victor García, Jorge Lavelli, Alfredo Arias), de comédiens (Facundo Bo, Marucha Bo, Marilú Marini), de danseurs (Graziella Martinez, Marcia Moretto), d’écrivains (Raúl Escari) et de plasticiens (Antonio Seguí, Juan Stoppani, Roberto Plate), cette tribu se distingue par son tempérament baroque, son goût pour les formes de spectacles populaires (cabaret, music-hall, revue) mais aussi par sa sympathie pour le bizarre, le macabre et la célébration du monde des morts. Dans un contexte d’insouciance, d’effervescence mais aussi de précarité, les « Argentins de Paris » investissent les champs de la création tous azimuts, du théâtre d’avant-garde aux arts appliqués. Beaucoup d’entre eux dessinent des affiches publicitaires, des pochettes de disque, du mobilier, des bijoux. Ils passent très facilement d’un genre à un autre et sont reçus à bras ouverts par les artistes français, ce qui donne lieu à plusieurs associations mémorables : Marguerite Duras et Carlos d’Alessio, Claude Régy et Armando Llamas3, Catherine Ringer et Marcia Moretto à qui les Rita Mitsouko dédieront plus tard Marcia Baïla, inoubliable oraison funèbre dont le clip restitue bien la fièvre latino qui gagna Paris4.

          À l’image des autres membres du groupe, Copi fait preuve d’un grand éclectisme puisqu’il est à la fois comédien, metteur en scène, auteur de pièces de théâtre, de romans, de nouvelles et dessinateur pour plusieurs journaux ancrés à gauche : Le Nouvel Observateur, Libération, Charlie Mensuel, Hara-Kiri, Gai Pied – titres emblématiques de l’époque. À peine arrivé à Paris, il fait la rencontre de Jérôme Savary, metteur en scène franco-argentin, homme-orchestre doté d’incontestables talents de chef de troupe. Au mitan des années soixante, Jérôme Savary en est encore à ses débuts. Il vient de s’installer à Paris et fréquente beaucoup d’artistes hispanophones comme Fernando Arrabal, Alejandro Jodorowsky ou Victor García, et jette ainsi un pont entre les deux communautés. Avec Copi, ils se découvrent de nombreux points communs. Ils ont tous les deux dessiné dans la revue argentine Tía Vicenta, traînent au « village » de la Contrescarpe, aiment boire, « déconner », jouer et se déguiser. Ils investissent alors le Théâtre de Plaisance, une petite salle du quatorzième arrondissement qui accueille de tous jeunes artistes. Savary y monte Le Labyrinthe d’Arrabal, dans lequel Copi esquisse quelques pas de danse, et le dimanche, ils jouent ensemble des duos loufoques et improvisés, en espagnol, devant des familles d’immigrés qui viennent avec leurs enfants. Copi se déguise en crocodile ou en rat et Savary en princesse ou danseur de tango…


Suite dans L'Esprit Français – Contre-cultures 1969-1989
sous la direction de Guillaume Désanges et François Piron,
Éditions La Découverte / La maison rouge, 2017



Thibaud Croisy


[1] « Je m’exprime parfois dans ma langue maternelle, l’argentine, souvent dans ma langue maîtresse, la française. Pour écrire ce livre mon imagination hésite entre ma mère et ma maîtresse ». Ainsi commence Río de la Plata, le dernier texte de Copi qu’il n’eut pas le temps d’achever (Album Copi, Éditions Christian Bourgois, 1990, p. 81).
[2] Référence à sa pièce de théâtre : Copi, Théâtre 2 Les Escaliers du Sacré-Cœur, Éditions 10/18, 1986
[3] Né en Espagne en 1950, Armando Llamas vécut en Argentine jusqu’à l’âge de trente ans. Au vu de sa culture, de ses inspirations et de ses fréquentations, il ne paraît pas scandaleux de lui faire une petite place dans la mouvance des « Argentins de Paris ».
[4] Carlos d’Alessio composa les musiques des films de Marguerite Duras, dont le thème bien connu d’India Song (1975) ; Armando Llamas fut l’assistant de Claude Régy ; et Marcia Moretto, la professeur de danse de Catherine Ringer avec qui elle joua une pièce d’Armando Llamas, Silences nocturnes aux îles des fées (1977). Sur la vague d’immigration argentine, voir le livre de René de Ceccatty, Mes Argentins de Paris (Éditions Séguier, 2014) qui raconte les tribulations de cette faune à travers les portraits de trois d’entre eux : Hector Bianciotti, Silvia Baron Supervielle et Alfredo Arias.
01.03.2017 − Feuille de salle de "Champs d'Appel" au Théâtre de la Cité internationale

À propos de François Lanel

Photo © Jean-Pierre Estournet

          J’ai rencontré François à peu près par hasard, en juin 2009, à l’Université de Nanterre. Les étudiants du master pro Mise en scène et dramaturgie y présentaient leurs travaux de fin d’année et j’avais décidé de m’y rendre, par simple curiosité. À la fin de l’après-midi, ce que j’avais vu ne m’avait guère enthousiasmé et je m’apprêtais à partir quand un ami insista pour que je reste voir la dernière proposition. C’est là que je découvris la première pièce de François, Les éclaboussures. De tout ce que j’avais vu, c’était la seule qui prenait en compte la réalité du lieu dans lequel elle se tenait (une salle de l’université, banale) et qui se nourrissait de sa matérialité, de son vide, de ses éléments dérisoires, nous invitant ainsi à reconsidérer l’espace dans lequel nous nous trouvions et à en percevoir la poésie pauvre. Au-delà de la fiction, ou plutôt à travers elle, Les éclaboussures faisait parler ce non-lieu, lui faisait dire quelque chose de l’université, de la banlieue, de la jeunesse et de la précarité dans laquelle ce projet s’était construit. De temps en temps, un comédien s’arrêtait, ouvrait une fenêtre et nous demandait d’écouter les réacteurs des avions qui berçaient le ciel de leur étrange musique.

          Quelque temps plus tard, j’ai recroisé François et une partie de son équipe : Léo et Jérôme (les acteurs), Valentine (la collaboratrice artistique), et je me pris de sympathie pour cette petite bande simple et discrète qui menait sa barque presque à contre-courant, loin de la folie des grandeurs habituelle et des affres de l’institution.

          En mai 2012, après quelques dîners chez Valentine et chez moi, je suis allé voir Champs d’Appel, la nouvelle création qu’ils présentaient à Anis Gras, à Arcueil, petite ville du Val-de-Marne où j’avais vécu pendant près de quinze ans mais où très peu de Parisiens daignaient mettre les pieds. Je me souviens que l’équipe de la pièce patientait dans la cour de l’ancienne distillerie d’anis, avec les spectateurs, que nous entrions tous ensemble dans la salle de spectacle et que là, Léo prenait la parole très naturellement et s’adressait à nous à voix nue, comme s’il était encore en dehors de la pièce. Il prononçait quelques mots de circonstance, de type « bonsoir, bienvenue, merci d’être là », et glissait imperceptiblement vers un métadiscours compliqué qui se donnait pour but d’« expliquer le projet », comme le font parfois les artistes en amont de leurs maquettes et autres « étapes de travail ». Nous l’écoutions exposer sa recherche, gribouiller quelques schémas à notre attention, mais au fur et à mesure que les minutes passaient, nous comprenions que cette introduction zélée n’était en fait qu’une pseudo-leçon, un no man’s land langagier dans lequel la parole errait, digressait, tournait à vide, se perdait en précautions oratoires et en circonvolutions inutiles. Ce long préambule, qui parodiait les explications fumeuses de certains théâtreux, plongeait la salle dans une ambiance incertaine, une épaisseur de temps pendant laquelle chacun se demandait dans quelle aventure il s’était s’embarqué et si ce numéro d’équilibriste finirait par retomber sur ses pattes. Mais au fond, je crois que François s’en fiche de retomber sur ses pattes. Ce qui l’intéresse, c’est d’imaginer une forme problématique, non identifiable, qui prenne pour point de départ une situation ordinaire et la déforme jusqu’à la rendre absurde, déplacée, en déséquilibre absolu, à la frontière du scandale. À un moment, on pourrait croire que tout ça n’est qu’une vaste blague mais c’est précisément quand on est en passe d’en avoir la certitude que la pièce bifurque, prend un autre tournant. Léo, le théoricien allumé, est parti dans de si hautes sphères et a tellement impliqué David, le technicien placide, que tous deux débarquent dans un autre monde, fait de galeries souterraines, d’herbes folles et d’animaux sauvages – comme si à force de parler de moissonneuse-batteuse, ils étaient physiquement entrés dans le sujet qui les occupait. Au début, l’agriculture était arrivée comme un cheveu sur la soupe mais contre toute attente, la pièce s’est engouffrée dans cette aberration thématique et les deux garçons se retrouvent maintenant dans le pays imaginaire qu’elle contient, à l’instar des enfants de Peter Pan ou de la petite Alice de Lewis Carroll.

          Ainsi fonctionne la pièce : par lentes transitions, fondus enchaînés, bascules inattendues et ouvertures de champs successifs qui donnent à chaque séquence une coloration nouvelle – didactique, burlesque, onirique, technique, merveilleuse. En passant de l’une à l’autre, comme une matière qui changerait d’état, Champs d’Appel organise sa propre dérobade et se réjouit d’être un objet sans genre et sans sujet, une pièce malicieuse dont le spectateur aura bien du mal à dire « de quoi ça parle ». D’ailleurs, le public n’y voit pas tant des comédiens en train d’interpréter des rôles que des jeunes gens au travail qui collaborent et échafaudent des constructions théoriques, plastiques ou imaginaires. À vue et en direct, le duo fabrique, bricole, objective les formes qu’il porte en lui et s’étonne des proportions que prennent ces corps auxquels il donne vie (la logorrhée monstrueuse de Léo ou l’architecture monumentale de David). En les montrant aux prises avec leurs chimères, la pièce raconte sans doute quelque chose du voyage que chacun accomplit quand il suit ce qui l’appelle : ses intuitions, ses désirs, ses pulsions, bref tous ces gestes intérieurs en avance sur nous qui nous font cheminer vers des ailleurs encore impossibles à nommer. Comme le dit Léo à David à la fin de la pièce, quand il se plie en quatre pour entrer dans cette mystérieuse machine qui évoque à la fois le sous-marin de poche et la capsule spatiale : « Je ne sais pas trop où tu m’emmènes mais on y va ! »

          Ce voyage vers une destination inconnue, c’est aussi, à un autre niveau, celui de la création de la pièce – cette longue série de journées passées ensemble à inventer, imaginer, improviser, partir loin, et en cela, Champs d’Appel est une pièce sur la recherche que François développe depuis plusieurs années avec sa compagnie. À l’inverse de metteurs en scène qui investissent le plateau avec un projet bien défini, bien ficelé, François initie des processus à partir de presque rien : une hypothèse, une envie, un début d’idée, une personnalité qui l’intéresse et qu’il veut rencontrer. Son travail consiste alors à écouter ceux qu’il a réunis pour voyager avec eux, à partir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils rêvent, de leurs questions irrésolues et des matériaux qui leur tiennent à cœur. Ce n’est pas de la mise en scène au sens de mise en forme d’une partition préexistante mais plutôt une activité sensible qui cherche à cultiver une relation, à la déplier et à en restituer un aspect scénique dans lequel chaque partie pourra se reconnaître (un « accord sensible » pour reprendre le nom de la compagnie). Cette méthode, ou plutôt cette pratique, cette poétique, François l’a surtout développée avec Léo, collaborateur et ami qui a joué dans Les éclaboussures (2009), D-Day (2011), Champs d’Appel (2013) et Massif Central (2015). Quand il a commencé à travailler avec François, Léo avait dix-neuf ans, il n’était pas vraiment acteur et je crois que c’était ça qui plaisait à François justement : son innocence, sa fragilité, ce naturel qui émanait de lui quand il prenait la parole et qui est finalement assez rare sur une scène de théâtre. Je me souviens de l’écart d’âge et de taille, de physique, qu’il y avait entre Léo et Jérôme dans Les éclaboussures – la silhouette frêle et dégingandée du premier face au corps massif et éruptif du second. De la même manière que je me souviens de Léo pédalant sur un petit tricycle dans la version des Éclaboussures qui avait été donnée à La Loge, dans le onzième arrondissement (2010). À vrai dire, la première fois que j’ai vu Léo à Nanterre, c’était un peu une apparition. Mais une apparition qui n’était pas mise en scène ni présentée comme telle mais tout simplement là, dans la simplicité de sa présence, et je crois que c’est encore une chose que François aime montrer et d’une certaine manière préserver : des individus légèrement décalés, originaux, qui apportent avec eux un monde, une délicatesse et un goût du jeu.  

          Voilà, je crois que j’ai dit pas mal de choses sur François. Je reprends ces notes à l’heure où je rentre de Dieppe, après une semaine passée avec lui, en tête-à-tête, car depuis quelques mois, François veut que je joue dans sa prochaine pièce, que je passe du statut de celui qui porte un regard sur (contrechamp) à celui de collaborateur qui tient un discours dedans (champ). Pourquoi pas. Après tout, c’est sans doute un de ces glissements de terrain qu’il affectionne et moi aussi, car cela ouvre un nouveau chapitre dans notre relation.

          Pour terminer, j’aimerais dire que je suis simplement heureux de voir Champs d’Appel arriver à Paris, au Théâtre de la Cité internationale. Lorsque j’avais vu la pièce à Arcueil pour la première fois, j’étais persuadé qu’elle serait reprise dès la saison suivante dans un théâtre de la capitale. Mais en fait, je m’étais trompé. Champs d’Appel a d’abord pris des chemins de traverse, tracé sa route au Havre, à Rouen, à Bayeux, en Normandie – région dans laquelle la compagnie de François est implantée et où il travaille, loin de l’agitation de la capitale – et maintenant, quatre ans après sa création, voilà que la pièce est montrée au centre. En matière de culture, je n’ai jamais pensé que le centre était une valeur en soi, j’ai souvent eu beaucoup plus de sympathie pour les marges mais aujourd’hui, je me réjouis que ces champs fertiles recouvrent un plateau de manière durable pour y accueillir, pendant une quinzaine de jours, les spectateurs qui seront désireux de s’y perdre. C’est l’aboutissement d’un travail mené par des gens humbles qui ne sont ni dans l’effet, ni dans la mode, et qui savent porter un regard sur les choses. Ça change.

 

 

Thibaud Croisy, mars 2017

pour François Lanel, Léo Gobin, David Séchaud,
Valentine Solé et Jérôme Veyhl

10.11.2016 − Projet de direction pour le Studio-Théâtre de Vitry

Avenue de l'insurrection

Photo © Emmanuel Valette
À l’automne 2016, le Studio-Théâtre de Vitry lançait un appel à projet pour recruter son prochain directeur ou sa prochaine directrice. Je déposais ma candidature et adressais le projet suivant aux instances décisionnaires : Ministère de la Culture, Région Île-de-France, Département du Val-de-Marne, Ville de Vitry-sur-Seine. En même temps que je le postais, je le rendais public sur un site internet accessible à tous.
Ce projet n'a pas été retenu.



Le secret de l’action, c’est de s’y mettre.
Alain

 

 

          Un metteur en scène jeune, peu connu du grand public, qui n’a jamais travaillé avec de gros budgets ni rencontré de grands succès institutionnels peut-il tout de même devenir directeur d’un théâtre ? C’est l’une des questions que j’aimerais poser avec ce projet. Évidemment, je souhaiterais que la réponse soit positive, théoriquement et dans les faits, car je veux croire que l’on choisit un directeur sur ses idées et sur ses compétences, non sur sa renommée et l’image qu’il renvoie.

 

          J’ai vingt-neuf ans, j’écris mon premier projet pour un lieu et je me suis engagé à le terminer le 10 novembre 2016, jour de mes trente ans. Je commence par là parce que j’ai rencontré de nombreux directeurs, directrices, binômes de direction, trinômes, directeurs issus de l’immigration, directeurs étrangers, mais je n’ai jamais eu affaire à un directeur de trente ans ou moins.

          Quand on aspire à diriger une structure, il faut avoir conscience de ce que l’on représente. Donc autant aborder cette question d’entrée de jeu et, pour le coup, revendiquer fièrement ce que j’incarne : un artiste jeune certes, mais un jeune qui n’a jamais été une caution. D’un point de vue strictement symbolique, je me différencie d’autres metteurs en scène que certaines institutions ont subitement promus pour faire croire qu’elles s’intéressaient aux jeunes alors que ce n’était pas le cas. Ce phénomène n’est pas nouveau : la promotion de quelques représentants des minorités a toujours été une stratégie payante pour l’establishment.

          Que les jeunes générations n’aient pas voie au chapitre et qu’on ne leur permette pas d’administrer les moyens de production des théâtres, cela me semble grave mais en même temps assez symptomatique de ce que nous vivons. C’est un signe des temps. Rappelons-nous qu’il y a cinquante ans, en 1966, un certain Patrice Chéreau devenait directeur du Théâtre de Sartrouville, en banlieue parisienne. Il n’était âgé que de vingt-deux ans. Aujourd’hui, cela paraîtrait impossible. Pourquoi ? Sans doute parce que les théâtres sont devenus de véritables entreprises et que la société ne cherche plus à intéresser ses jeunes à la politique ni à les mettre en responsabilités : elle préfère les étourdir à grands coups d’animations culturelles plutôt que de les amener à s’interroger sur leurs conditions de vie. Or, je pense que par sa taille et son identité, le Studio-Théâtre de Vitry est une structure qui conviendrait parfaitement à un artiste jeune, audacieux et partageur. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi et de vous dire ce que j’aimerais y faire. Comme vous ne me connaissez peut-être pas ou peu, acceptez simplement que je fasse un rapide détour biographique afin que vous puissiez savoir d’où je parle et, surtout, où je veux aller.

 

 

La clairvoyance du galérien

 

          Mon intérêt pour la scène est né à Arcueil, dans le Val-de-Marne, où j’ai habité pendant quinze ans. Adolescent, je prenais des cours de théâtre dans un atelier de quartier dirigé par un acteur iranien qui avait travaillé avec Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Soleil. Ce n’est qu’à dix-huit ans, alors que j’étais en classes préparatoires, que j’ai commencé à devenir un spectateur assidu grâce à un professeur de philosophie et d’études théâtrales, Alain Ménil. J’ai découvert des lieux que je ne connaissais pas, comme la MC 93 de Bobigny, le Théâtre de Gennevilliers ou le Théâtre des Amandiers (Nanterre). En 2006, je suis entré à l’École normale supérieure de Lyon, dans le département d’études théâtrales, et j’ai investi le théâtre du campus pour créer mes premières mises en scène, en autodidacte.

          Lorsque j’ai pris conscience que l’art vivant était ce qui m’intéressait, je suis rentré à Paris où j’ai connu ce que l’on est en droit d’appeler la galère : pas d’espaces de répétition, pas d’argent, pas d’accompagnement, pas de programmation, pas de spectateurs. Et assez peu d’avenir. En désespoir de cause, je me suis replié dans le seul endroit où je pouvais travailler : mon appartement de la Goutte d’or. J’y ai créé une performance courte avec une interprète avec qui je travaille toujours, Sophie Demeyer (Je pensais vierge mais en fait non, 2010). Répétée gratuitement, sans aucun moyen, cette pièce a été repérée par Damiano Gatto, alors directeur adjoint du Studio-Théâtre, et José Alfarroba, directeur du Théâtre de Vanves. José Alfarroba a rapidement acheté ma pièce et a voulu la montrer dans le cadre du Festival Artdanthé, en association avec le Studio. C’est ainsi que je suis entré dans le réseau professionnel. J’ai ensuite développé un travail pluridisciplinaire qui a été produit et diffusé dans des lieux comme le Studio-Théâtre de Vitry, le Théâtre de Vanves, la Ménagerie de Verre, le Théâtre de Gennevilliers, le Théâtre Paris-Villette, le Carreau du Temple, le Centre d’art contemporain de Brétigny, le Festival Actoral (Marseille), Les Rencontres de la forme courte (Bordeaux).

          Je retrace ce parcours parce qu’il est révélateur de ce que je suis : un pur produit de l’ascenseur social. Je ne viens pas d’une famille d’artistes, je n’ai pas étudié dans une école d’art et je n’ai jamais travaillé pour un metteur en scène connu. J’ai simplement fait preuve d’une certaine pugnacité pour réaliser des projets qui me tenaient à cœur et j’ai rencontré sur ma route des gens qui m’ont porté, aidé, soutenu et ouvert l’esprit.

          Aujourd’hui encore, rien n’est gagné car je fais partie de la plus grande famille qui existe dans le monde de l’art : celle des travailleurs pauvres, passablement surexploités, toujours à la recherche de soutiens pour produire leur travail et rémunérer décemment leurs collaborateurs dévoués. C’est un combat de tous les jours. Et pourtant, cette expérience a fini par me donner une longueur de vue, une bonne connaissance de la réalité du terrain et des problématiques que ma génération rencontre. Cette dure réalité, nous sommes effectivement très nombreux à devoir l’affronter (en gros, la majorité) mais la petite minorité des professionnels qui administre les théâtres en est souvent coupée et ne parvient guère à la changer. Pour ma part, je ne m’en suis jamais satisfait et mes galères quotidiennes m’ont au moins donné une envie : celle de changer les choses, pour moi et pour les autres. C’est pourquoi je dépose ma candidature pour diriger ce Studio que je connais bien : parce que je souhaite mettre en œuvre un projet ambitieux qui partagera les richesses, réduira les inégalités et soutiendra des artistes que les institutions négligent. Ainsi, je me sentirai utile à la communauté et fier, car je ferai en toute liberté ce que beaucoup de directeurs n’ont pas fait. Vous verrez : contrairement à ce que l’on pourrait croire, mon projet ne consistera pas à tout saboter mais plutôt à prendre des décisions très simples dont la modestie vous surprendra.

 

 

Ce que nous donnerons : tout 

 

          Venons-en aux faits. Et convenons que le Studio a écrit, ces dernières années, des pages plutôt belles de son histoire. Certains choix peuvent toujours être critiqués mais l’équipe qui a dirigé ce lieu (Daniel Jeanneteau, Juliette Wagman, Damiano Gatto) a accompli un vaste travail de défrichage et d’ouverture. Le Studio a accueilli des artistes qui avaient de faibles moyens et il a mis à leur disposition des ressources financières et techniques leur permettant de travailler dans de meilleures conditions. J’ai pu en prendre toute la mesure car le Studio a coproduit et diffusé trois de mes créations : Je pensais vierge mais en fait non (2010-2012), Soustraction du monde (2012) et Rencontre avec le public (2013-2014). Par ailleurs, Daniel Jeanneteau n’a pas privatisé l’outil puisqu’il n’a présenté qu’une seule création à Vitry en l’espace de neuf ans (Les Aveugles, 2014). Cela est suffisamment rare pour être remarqué.

          Ce bilan est un socle sur lequel nous devons nous appuyer. Nous allons le consolider, le développer et le porter encore plus loin. Pour en revenir à ce que j’expliquais en préambule, un très grand nombre d’artistes, jeunes et prometteurs, n’ont aucun moyen pour travailler et peu d’interlocuteurs – en particulier les jeunes de vingt à trente ans. Parce qu’ils en sont au début de leur parcours mais aussi de leur vie d’adulte, ils rencontrent d’innombrables difficultés pour mettre en œuvre leurs projets, surtout ceux qui ne sont pas passés par les écoles d’art. Personne ne leur prête attention. Personne ne leur fait confiance. Personne ne les finance décemment. Et bien ce sont eux que nous allons aider en priorité et en urgence absolue, et pour cela, nous nous fixerons l’objectif de consacrer près de 50 % de notre budget global à l’artistique.

          En 1970, le journal d’extrême-gauche Tout ! arborait ce slogan sur sa couverture : « Ce que nous voulons : tout ! ». Ce mot d’ordre deviendra la nouvelle devise du Studio et nous l’écrirons sur la façade s’il le faut, car la France entière devra savoir qu’il existe un endroit où les jeunes pourront travailler sans se faire exploiter et, précisément, avoir tout : 1) des résidences longues dans un bel espace de travail, modulable, fonctionnel, avec un parc technique moderne et entretenu ; 2) un apport en coproduction conséquent qui assurera la viabilité économique de leur projet et incitera d’autres coproducteurs à s’engager, selon un effet d’entraînement (cela signifie que nous nous interdirons les coproductions « peau-de-chagrin » à moins de 5 000 €) ; 3) un accompagnement humain et intellectuel tout au long du processus de création et de diffusion ; 4) une bonne visibilité avec au moins quatre dates de représentation au Studio ; 5) un suivi complet qui se poursuivra au-delà du passage à Vitry. Toute l’équipe défendra ardemment les projets que nous aurons produits et nous mobiliserons le réseau du spectacle pour que nos productions soient convenablement diffusées et puissent vivre, évoluer et s’enrichir au contact de territoires et de publics différents. Étant donné que les équipes artistiques fragiles n’ont généralement pas de quoi rémunérer un chargé de production et de diffusion, nous devrons assumer ce travail nous-mêmes, autant que possible.

          Mais si nous voulons que le Studio devienne un oasis dans un monde de précarité, notre accompagnement humain, artistique et intellectuel devra faire autant envie que notre soutien financier. Avec les équipes, nous entamerons un dialogue approfondi sur toutes les dimensions de leur travail : administration, production, logistique et aussi –j’insiste car c’est le plus important – artistique. Les résidents auront à leur disposition un Pôle dramaturgie composé de trois personnes qu’ils pourront inviter à venir voir leur travail et avec qui ils pourront s’entretenir pour recevoir des informations, conseils et suggestions de tout ordre. Ils pourront solliciter au choix : Maya Boquet, dramaturge pour Mathieu Bertholet, Julien Fišéra, Gérard Watkins, Émilie Rousset ; Élise Simonet, membre de l’Encyclopédie de la parole et collaboratrice artistique de Joris Lacoste : elle a accompagné les travaux d’Antoine Defoort, Belinda Annaloro (théâtre), Mylène Benoît, Nina Santès & Célia Gondol, Pauline Simon (danse), Gérald Kurdian (musique) ; ou moi, qui ai accompagné les créations de Hauke Lanz, Perrine Mornay (théâtre), Olivier Normand, Ali Moini (danse). S’ils le jugent opportun, les artistes pourront aussi ouvrir une ou plusieurs répétitions à l’équipe du Studio pour qu’elle ait une visibilité sur le travail qu’elle accueille et qu’elle voie s’incarner la démarche qu’elle soutient. Bref, pour que la structure ne devienne pas un guichet comme les autres, nous proposerons un accompagnement collectif, détendu et chaleureux. Ainsi, les résidents se réjouiront d’avoir à leurs côtés une équipe concernée, solidaire et surtout stimulante intellectuellement, ce qui manque à beaucoup trop de théâtres. C’est bien d’additionner des chiffres mais le business ne doit pas phagocyter toutes les discussions.

 

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Véronique Alain et Olivier Veillon dans Rencontre avec le public, de Thibaud Croisy, Studio-Théâtre de Vitry, 2014. Photo : Emmanuel Valette.

 

 

Prolétaires de toutes les disciplines, unissez-vous !

         
          Compte tenu du niveau de pauvreté ambiant, ce n’est pas absolument pas le moment de jouer les disciplines les unes contre les autres. Le Studio hérite d’une tradition théâtrale en raison des esthétiques de ses précédents directeurs (Jacques Lassalle, Alain Ollivier, Frédéric Fisbach, Daniel Jeanneteau) mais pour une génération comme la nôtre, les formes ne sont plus aussi genrées qu’autrefois. Nous savons que les disciplines dialoguent, se répondent, se contaminent et nous aimons faire des incursions dans celles que nous ne connaissons pas. Beaucoup d’entre nous travaillent indistinctement avec des acteurs, danseurs, performeurs, vidéastes, musiciens…

          Attentif à ces évolutions, Daniel Jeanneteau avait accueilli quelques créateurs proches de la danse (Katalin Patkaï, Yves-Noël Genod) et de la musique (Gérard Pesson, Pierre-Yves Macé). Nous développerons davantage ce travail d’ouverture et nous proposerons des saisons en mosaïques, colorées par des influences différentes, des esthétiques diverses, des œuvres protéiformes. Si un chorégraphe ou un plasticien nous soumet un projet exaltant, nous ne le refuserons pas sous prétexte que « son travail ne s’inscrit pas dans le cadre de nos missions ». Il faut en finir avec ces phrases toutes faites dont on nous rebat les oreilles. Nous défendons des gens et des projets, pas des catégories.

          Ces dernières années, j’ai vu beaucoup de films documentaires qui passent rarement dans les salles de cinémas : ceux d’auteurs incontournables comme Frederick Wiseman, Johan van der Keuken, Lionel Soukaz, et d’autres de réalisatrices contemporaines très talentueuses comme Clarisse Hahn ou Marie Voignier. Je me suis souvent dit que ces œuvres pourraient faire écho à des questions soulevées par des pièces et qu’il serait heureux de croiser les médiums, d’inviter les spectateurs à venir voir un film un soir ou un dimanche après-midi. C’est en cultivant la mixité artistique que l’on parvient à créer de la mixité sociale. C’est en proposant un film, un concert, une pièce sonore, bref en invitant d’autres formes artistiques que nous réussirons à briser la monotonie des saisons culturelles et que de nouveaux curieux viendront pousser la porte du Studio.

 

Une direction associée à une équipe de têtes chercheuses

         
          J’ai toujours été étonné que les programmations des théâtres soient composées par une ou deux personnes. On ne peut pas accepter que tous les spectacles soient choisis par un seul individu qui engage, selon des critères souvent très mystérieux, les milliers d’euros de la collectivité toute entière. De plus, on sait que l’élaboration d’une saison n’est pas chose aisée : à force de voir des centaines de spectacles et d’être courtisé par tout le monde, on a tendance à se laisser aller à des facilités, à manquer de discernement, à perdre sa curiosité et son élan initial. Autrement dit, on s’encroûte assez vite.

          Le Studio sera donc à l’avant-garde d’un grand mouvement de refonte du travail de programmation. Nous expérimenterons des dispositifs plus collégiaux, plus transparents et démocratiques. Dans cette optique, je réunirai à Vitry une bande de professionnels aguerris qui ne partageront pas toujours les mêmes points de vue. Artistes, universitaires, dramaturges, administratifs, ce seront des « spectateurs relais » : la tête et les yeux du Studio. Leur mission ? Quadriller le territoire pour repérer des artistes qui auraient toute leur place à Vitry et nous tenir informés de leurs découvertes au gré de leurs pérégrinations. Si un artiste développe un projet passionnant dans un petit village de Savoie ou une salle de l’Université, nous devons le savoir.

          Une organisation de ce type s’impose car le paysage culturel est tellement foisonnant que nous devons être plusieurs pour faire œuvre de défrichage, écumer les petites salles, s’aventurer hors des sentiers battus, aller à la rencontre des petites compagnies qui jouent sur des temps très limités – parfois pour une date seulement. Avec ces spectateurs relais, nous nous retrouverons régulièrement à Vitry, nous discuterons de ce que nous aurons vu, nous en débattrons, nous nous interrogerons sur ce qu’il est pertinent de montrer dans les contextes que nous traverserons et c’est fort de ces échanges que le Studio s’engagera.

          Cette équipe pourrait réunir des gens comme : José Alfarroba (directeur du Théâtre de Vanves de 1998 à 2015) : un défricheur infatigable à qui l’on doit notamment le Festival Artdanthé, rendez-vous incontournable de la jeune création ; Marion Colléter (ancienne administratrice et adjointe à la programmation dans au Théâtre de Vanves, conseillère à l’Office national de diffusion artistique) : une spectatrice assidue qui sillonne toute la France pour découvrir les travaux de jeunes compagnies ; Damiano Gatto (ancien directeur adjoint du Studio de 2008 à 2012) : un excellent connaisseur de la structure qui identifie parfaitement les artistes qui sauront s’y épanouir ; Isabelle Barbéris (maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris
Cités) : auteure d’articles et d’essais sur les nouvelles écritures (Marion Siéfert, Latifa Laâbissi, Jonathan Capdevielle, L’Avantage du doute, Emmanuelle Raynaut, Christophe Meierhans, Karim Bel Kacem…), très en pointe sur la question « théâtre et performance » ; Maya Boquet et Élise Simonet, dramaturges dont nous avons déjà parlé (la deuxième a co-signé par deux fois la programmation du Festival TJCC – Très jeunes créateurs contemporains au Théâtre de Gennevilliers) ; ou encore Ada Loueilh, scénariste, réalisatrice et lectrice pour Flammarion dont le regard m’est précieux.

          Les conclusions de nos échanges seront publiées sur le site internet du Studio. Elles rendront compte de notre travail de veille et prouveront publiquement que nos choix sont réfléchis, débattus, critiqués et surtout motivés. De la sorte, le public n’aura plus l’impression que les artistes arrivent à Vitry par la grâce de Dieu ou selon des critères arbitraires ou cachés. Chaque soutien apparaîtra comme le fruit d’un questionnement, d’un processus. Les spectateurs en seront informés à travers notre communication et cette mise en contexte inédite contribuera à modifier les conditions de réception des œuvres présentées.

 

Une galerie de visages nouveaux

         
          Bien souvent, les projets de direction s’apparentent à de tristes catalogues. Combien de candidats à la tête d’un théâtre m’ont déjà demandé de leur suggérer des noms d’artistes « sexy » dans le seul espoir d’épater les tutelles ? Pauvres calculateurs ! Ils ne seront jamais que des directeurs sans âme, sans avis, sans personnalité, bons à grossir la meute des « animaux malades du consensus » (Gilles Châtelet).

          Pour ma part, je ne vous mentirai pas. Je ne vous ferai pas croire que j’inviterai Daniel Buren à Vitry, ni Michel Houellebecq, Édouard Louis,
Canal +, et toutes les petites gloires éphémères que la culture produit. Laissons les bêtes de foire aux directeurs consensuels : ils s’en accommodent généralement très bien. Nous, nous savons que des artistes auront réellement besoin d’être accueillis au Studio et que des centaines d’inconnus nous solliciteront avant même que nous ne nous soyons installés dans le bureau qui nous attend. C’est pour cette raison que nous ne coproduirons pas les projets qui seront déjà largement aidés, ni ceux des directeurs de centres dramatiques ou chorégraphiques – non pour les stigmatiser mais parce que ces artistes ont des moyens de production importants et que ce n’est pas eux que le Studio doit soutenir en priorité.  

          Ici, je ne dresserai pas de liste interminable qui ferait croire que les places ont déjà été  attribuées. Je préfère laisser les perspectives ouvertes et n’en mentionner que cinq, chiffre qui est d’ailleurs inférieur au nombre d’artistes accueillis sur une saison. À Vitry, le public pourra découvrir : François Lanel, un metteur en scène implanté à Caen que j’ai découvert en 2009, en allant voir les travaux du master professionnel « Mise en scène et dramaturgie » à l’Université de Nanterre. Il signe des créations collectives, écrites au plateau, dans lesquelles chaque acteur est également dramaturge. Ses pièces se remplissent du vécu de chacun et exaltent davantage les interactions entre les personnalités présentes plutôt que des conflits entre des personnages-types (Les éclaboussures, Champs d’Appel, Massif Central) ; Anne-Lise Le Gac : une performeuse résidant à Marseille, passée par les Arts décoratifs de Strasbourg et le Centre national de danse contemporaine (Angers). Elle développe des projets de performances solo ainsi que des collaborations inclassables avec des gens comme Élie Ortis, couturier et clubber, Aymeric Hainaux, performeur beatboxer, et Pauline Le Boulba, doctorante au sein du département de danse de l’Université Paris-VIII ; l’IRMAR – Institut des recherches menant à rien : un consortium d’acteurs et de metteurs en scène qui explorent depuis dix ans la question du rien sous toutes ses formes, à travers des pièces performatives, théâtrales, musicales et plastiques (Du caractère relatif de la présence des choses, Le fond des choses : outils, œuvres et procédures) ; Blandine Rinkel & Pierre Jouan : de tous jeunes artistes qui écrivent, composent, font de la radio et imaginent des spectacles avec leur collectif, Catastrophe. Je garde un souvenir mémorable d’un « show musical » qu’ils avaient donné dans un squat des Lilas pour une date unique : Huit tentatives (infructueuses) d’aboutir au sublime ; Monsieur Fraize : un clown qui avait été invité au Festival (tjcc) et dont j’ai vu le spectacle dans la minuscule salle de L’Archipel, le cinéma de Strasbourg Saint-Denis. Il crée des pièces qui se situent au carrefour du one-man-show, du mime et du théâtre de l’absurde, entre Louis de Funès et Jacques Tati.

          Je n’ai pas la place de dresser des portraits plus fins de tous ces gens mais je pense que vous saisissez mieux ce que j’expliquais quand je disais que nous réunirons des artistes hétéroclites, multiples, qui jonglent avec les genres, les médiums et les disciplines. Avoir des convictions n’implique pas de défendre une chapelle ou une seule esthétique. Au contraire, les saisons du Studio seront bigarrées, kaléidoscopiques, avec de franches ruptures de ton.

 

Accueillir l’imprévu

         
          Le fonctionnement du Studio a quelque chose de révolutionnaire. C’est l’un des rares théâtres qui met en scène son ouverture et sa fermeture. Ce double mouvement est fondamental : 1) pour les artistes, car cela leur permet de travailler dans le secret du laboratoire, loin de la pression habituelle et des impératifs de rentabilité ; 2) pour le public, qui comprend que l’art se prépare, se répète, se travaille, et qu’il est parfois bon, dans un parcours de spectateur, de faire le vide, de laver son regard. Heureux les lieux qui peuvent se mettre en sommeil et ne pas proposer d’offre culturelle permanente ! Ils sont notre avenir car ils créent de meilleures conditions de visibilité et – chose devenue rare – des apparitions.

          Je préserverai donc ce principe d’« Ouverture(s) », désormais constituant de l’identité du Studio. Pourquoi remettre en cause un modèle adapté à la structure qui a su trouver un large écho auprès du public ? Ce serait une erreur ou une vaine prétention. En revanche, j’introduirai une pratique que je crois urgente. Elle consistera à ne pas saturer l’agenda du Studio mais à laisser plusieurs espaces vacants, en jachère, qui seront attribués tardivement aux équipes. Tout le monde n’a pas besoin de huit semaines de résidence pour créer. Beaucoup d’artistes ressentent la nécessité de passer au plateau sans attendre, pour formuler des gestes, accomplir des actes urgents. Aujourd’hui, les institutions ne savent pas s’adapter à cette demande car les contenus des saisons sont décidés au moins un an à l’avance. Et bien nous casserons ce fonctionnement bureaucratique et nous imaginerons des « Ouverture(s) spontanées », rendez-vous d’un autre genre qui permettront à des metteurs en scène, poètes, écrivains, performeurs de donner forme à des projets en prise avec le présent. C’est un peu ce qu’essaye de faire le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers avec ses « pièces d’actualité », dans des formats plus conséquents. Enfin, si nous découvrons soudain un travail remarquable qui n’a aucune perspective de tournée, nous mettrons à profit ces espaces vacants pour l’accueillir au Studio seulement quelques mois après l’avoir vu. La diffusion n’est pas notre première prérogative mais il ne faut pas être dogmatique. Nos saisons doivent rester ouvertes, malléables, et ménager des interstices capables d’accueillir les manifestations les plus spontanées du vivant.



Transmettre le goût de l’engagement

         
          J’ai intitulé ce projet Avenue de l’Insurrection, en hommage à la rue où le Studio se situe. C’est une manière de porter les couleurs de la révolte contre toutes les forces conservatrices et de faire du Studio un foyer de résistance unique dans le paysage actuel. À Vitry, ville emblématique de la banlieue rouge, riche d’une longue tradition communiste, le titre de ce projet résonnera avec force.

          Plus concrètement, il renvoie aussi à l’endroit on nous travaillerons. Les circonstances veulent que je connaisse bien plusieurs établissements vitriots : le musée d’art contemporain du Val-de-Marne (MAC/VAL) ; la Galerie municipale Jean Collet, où j’ai donné une performance avec une compagnie de danse contemporaine (les gens d’Uterpan) ; les Écoles municipales artistiques de Vitry (EMA), où j’ai enseigné pendant plusieurs mois pour cette même compagnie. En tant que directeur, je développerai évidemment les liens avec les structures de la ville, notamment le Théâtre Jean Vilar et le microlycée, et je diversifierai surtout l’action culturelle, déjà très ambitieuse. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai découvert la pratique théâtrale grâce à un atelier de quartier, à Arcueil, et je sais que ces contextes sont sources d’enrichissement, à condition qu’ils soient pris en charge et préparés par des intervenants exigeants. J’en ai moi-même dirigé un qui avait rencontré un certain succès (Réduire l’offre, 2012) et quatre ans plus tard, je continue à proposer des stages ouverts aux amateurs et aux professionnels parce que j’aime susciter des rencontres et créer des micro-sociétés, des mouvements souterrains, des communautés (L’Amour du risque, 2016). Au Studio, pas d’animation cul-cul !

          Ces dernières années, les intervenants ont surtout été des metteurs en scène et des comédiens. Or, le champ du spectacle est fait de bien d’autres corps de métier et j’aimerais aussi que des éclairagistes, des scénographes ou des costumiers puissent partager leur savoir. Toutes les professions doivent s’impliquer également dans la transmission et pour en avoir parlé avec certains de mes collaborateurs comme Emmanuel Valette (chef opérateur, éclairagiste, photographe), Philippe Gladieux (éclairagiste) ou Sallahdyn Khatir (scénographe), je sais qu’ils interviendraient de manière bien différente d’un metteur en scène et avec une autre énergie.

          Mais transmettre, ce n’est pas uniquement parler d’art. C’est aussi promouvoir des idées, susciter des engagements, amener chacun à prendre position dans la société. Le Studio sera un lieu de rassemblement où l’on pourra rencontrer des personnalités extérieures au spectacle : philosophes, urbanistes, sociologues, architectes et surtout militants. Nous en inviterons régulièrement pour qu’ils fassent connaître leurs combats, de la même manière qu’en période de mouvement social, nous pourrons inviter des grévistes et des activistes qui défendent les causes que nous soutenons. La société ne peut se contenter d’écouter ses militants à la radio ou à la télé, il faut aussi qu’il existe des lieux publics où il soit possible de les rencontrer directement. Si ces ateliers politiques débouchent sur des initiatives collectives ou des manifestations qui débordent dans la cité, tant mieux. Cette dimension est en tout cas partie prenante de ma vision de l’action culturelle qui ne doit plus se cantonner à de simples dispositifs de médiation.

 

Communiquer en artiste

         
          La communication du Studio est mesurée et en grande partie dématérialisée. Le public s’informe grâce au site internet, aux lettres d’information, aux affiches et aux flyers. Pas de brochure de saison tape-à-l’œil ni de cartes postales inutiles que l’on met tout de suite à la poubelle en ouvrant son courrier ! La sobriété de ces partis pris nous préserve de toute dépense somptuaire et nous distingue de beaucoup de théâtres qui investissent dans la communication des sommes astronomiques qui serviraient bien mieux à la création. À mon arrivée, je ferai un geste qui paraîtra blasphématoire dans le contexte actuel : je conserverai les supports que nous lègue l’ancienne équipe (logo, site internet, charte graphique), non par paresse mais parce qu’ils sont clairs, identifiés et compréhensibles par tous. C’est d’abord ce qu’on demande à la com’. Nous y apporterons les améliorations que nous jugerons nécessaires mais je ne veux pas ressembler à ces directeurs dont le premier réflexe est d’écraser la communication de leur prédécesseur pour s’offrir un site internet hors de prix, censé être le plus chic possible. Le graphisme n’a jamais fait office de projet.

          J’investirai ces supports avec ma propre liberté de ton. Je m’impliquerai personnellement dans la communication, non pour avoir une mainmise sur tout mais parce que si la maison est dirigée par un artiste, cela doit être perceptible. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’en finir avec l’horrible langue du markéting, ses formules standardisées et abêtissantes, ses slogans creux et ses jeux de mots vaseux. Adieu aux communicants et autres adeptes de la crétinisation soft ! Au Studio, nous porterons une parole, des convictions, des idées bien trempées, et que ce soit dans les newsletters ou les textes qui présentent les projets, je m’adresserai directement au public. Nous le ferons aussi collectivement. C’est avec une communication subjective, personnelle et incarnée qu’un lien étroit peut se tisser avec les spectateurs. C’est en faisant de la communication une œuvre textuelle et visuelle à part entière, percutante et originale, que le public peut y prendre goût, la suivre et même finir par l’attendre.



Une maison, pas une institution !

         
          Comme son nom l’indique, le Studio s’organise autour d’une pièce : le plateau. C’est une structure à taille humaine, intimiste, dotée d’une cuisine, de jolis bureaux et d’un patio dans lequel on allume un brasero en hiver. Par nos aménagements et notre présence joyeuse, nous en ferons un théâtre ouvert et même un peu mieux qu’un théâtre : une maison où les gens se sentiront libres de passer, comme chez des amis où l’on pourrait toujours s’inviter ou un sympathique restoroute où l’on irait boire un Pastis et dire bonjour au patron.

          Avant toute chose, la convivialité passe par la prise en compte de chacun. Peut-être cela vous fera-t-il sourire mais je veux que nous répondions à tous les mails, tous les dossiers, toutes les invitations. Cette tâche nécessite du temps et une bonne organisation mais je ne vois pas comment nous pourrions être crédibles si nous ne répondons pas à celles et ceux qui nous interpellent.

          Je sais que les artistes nous solliciteront beaucoup. Je sollicite moi-même beaucoup les lieux. Notre agenda ne nous permettra pas de satisfaire toutes les demandes aussi vite que nous le souhaiterons mais une fois par semaine, pour une mâtinée ou une après-midi, les portes du Studio seront grandes ouvertes et tout le monde pourra venir, sans rendez-vous. Sur le modèle des permanences juridiques du Palais de Justice, nous recevrons les gens par ordre d’arrivée et nous leur consacrerons du temps. Cet accueil in situ permettra d’avoir des premières prises de contact avec les artistes, spectateurs, habitants, et de leur apporter des réponses concrètes sur notre politique. En préparant ce projet, je voulais organiser une grande réunion publique intitulée : « Quel avenir voulons-nous pour le Studio-Théâtre ? ». Hélas, les délais très courts de l’appel à projet ne m’en ont pas laissé le temps. Mais ces permanences seront autant d’occasions de répondre à cette question. Les usagers du Studio nous adresseront leurs idées, leurs projets, leurs doléances, leurs plaintes, et les relations directes que nous tisserons avec eux feront de nous leurs égaux, non des représentants de l’institution venus d’une autre galaxie.

          Une à deux fois par an, nous organiserons aussi une grande fête au Studio. Après les représentations, les spectateurs restent mais ne s’éternisent guère et il arrive parfois que les œuvres séparent, divisent, créent des polémiques. Heureusement ! Mais nous nous retrouverons aussi pour le simple plaisir de passer du temps ensemble, causer, boire des verres. Les théâtres ne doivent pas être austères comme des églises. Nous devons permettre une appropriation jouissive du lieu, laisser les gens traîner dans la salle, s’affaler, dormir, picoler, et nous organiserons plusieurs moments carnavalesques où chacun montrera un visage moins bégueule qu’à l’accoutumée.



Un fonctionnement éthique et transparent

         
          Nous savons faire la fête mais nous savons aussi que le Studio existe grâce à de l’argent public. Ce n’est pas une anecdote. Cela exige de rendre des comptes aux citoyens puisque c’est avec leur argent que nous travaillons. C’est pourquoi un bilan public clôturera chaque saison. À l’image d’un conseil municipal, tout le monde pourra y assister et prendre connaissance de notre gestion de l’outil, des grandes orientations passées et à venir. La transcription de ce bilan sera ensuite publiée sur notre site.

          À l’heure où une grande partie de la société française ignore tout du fonctionnement de la culture et où beaucoup de nos compatriotes nourrissent une forme de défiance vis-à-vis des intermittents, il est important de faire œuvre de pédagogie. La démocratisation culturelle passe aussi par la production d’informations simples, claires et précises grâce auxquelles on dissipe les mythologies naïves qui entourent le monde de l’art. C’est ainsi que nous pourrons intéresser les étudiants, les jeunes artistes et tous les curieux à l’économie du secteur culturel et, finalement, à notre quotidien.

          Dans ces comptes rendus, nous mentionnerons aussi les montants de nos apports en coproduction car nous devons êtres fiers de nos engagements et montrer que nous ne contribuons pas à précariser l’emploi. Il en sera de même pour les salaires de l’équipe administrative. Au Studio, elle se compose de quatre personnes solidaires, au service d’un même projet : un directeur, un(e) adjoint(e), une administratrice et une chargée de communication et des relations avec le public. Dans cette chaîne, chaque maillon est indispensable : notre interdépendance et notre implication dans une lutte commune se traduira par une égalité dans les rémunérations.

          Si je dépose ma candidature, c’est aussi parce que j’entends incarner la fonction de manière moderne et décontractée. Je veux rompre avec cette stratégie qui consiste à devenir directeur uniquement pour accéder aux moyens de production et, une fois nommé, à déserter le terrain pour se consacrer à ses créations et ses intérêts personnels. Diriger un théâtre, c’est servir les autres : les spectateurs, les artistes, les citoyens. Ce n’est pas se servir soi, sinon autant rester metteur en scène indépendant. Je trouverai donc un juste équilibre entre mes activités de directeur et de créateur mais pour moi, ce sera simple car je ne voyage pas aux quatre coins du monde, je ne suis pas engagé dans des tournées qui me prennent tout mon temps et mon énergie. Ma disponibilité est réelle ; mon engagement, crédible.

          Je présenterai aussi mon travail à Vitry – des anciennes pièces ou des créations. Ce sera une autre manière de rencontrer un public qui me connaît peu. Je le ferai avec enthousiasme car j’ai de l’affection pour l’espace du Studio mais je le ferai en restant fidèle aux principes d’égalité que j’ai énoncés plus haut : je ne présenterai jamais plus d’une création par an et je n’utiliserai pas plus de 15 % du budget consacré à l’artistique, soit 30 000 € maximum. Pour moi qui suis habitué à travailler avec des budgets réduits, ce changement d’échelle sera significatif.  

          Enfin, quelques mots sur la durée de ma présence. Ce n’est ni un point de détail, ni une coquetterie. Je veux penser un projet pour un territoire mais aussi pour une époque et une période de ma vie. Jacques Lassalle a été directeur du Studio pendant seize ans (1967-1983) ; Alain Ollivier, dix-neuf ans (1983-2002) ; Frédéric Fisbach, cinq ans (2002-2007) ; Daniel Jeanneteau, neuf ans (2008-2016). Pour ma part, je ne souhaite pas que ma mission excède les huit ans (2017-2024 au plus tard). C’est déjà beaucoup. J’estime que c’est une durée qui offre la possibilité de mettre en place des projets d’envergure, de perfectionner l’outil, faire bouger les lignes et nouer des liens forts avec les gens. Mais il ne faut pas retenir les outils trop longtemps, au risque de les gripper. Ils doivent circuler de manière fluide et responsable. À trente-huit ans au plus tard, je serai heureux de passer la main à un autre artiste qui portera un regard neuf et proposera une nouvelle politique pour le Studio-Théâtre.



Envoi

         
          Voilà. Pour finir, je tiens à ajouter que j’ai moi-même écrit ce projet. Je n’ai pas recyclé ceux des autres. Je n’ai pas demandé à un assistant de l’écrire pour moi. Cela a nécessité du temps, du travail, et ce travail, je vais le rendre public en le mettant en ligne sur internet, à l’adresse suivante : http://avenuedelinsurrection.tumblr.com/. Qu’ils soient habitués du Studio ou qu’ils n’y aient jamais mis les pieds, il est important que les citoyens puissent avoir accès aux projets au moment où ils sont écrits et soumis aux instances décisionnaires, non lorsque leur auteur a été nommé et qu’il a pu tout réécrire entretemps. C’est pour moi une forme d’honnêteté, une manière d’offrir une ressource à la collectivité et de proposer une autre façon de faire de la politique. J’espère avoir l’occasion de développer mes réflexions avec vous et de préciser oralement certaines de mes perspectives.

          Quel que soit votre choix, je veux vous dire une dernière chose qui est peut-être la plus importante. J’aimerais que l’on n’oublie jamais que l’insurrection est notre boussole, une force qui ne peut être éteinte, un mot qui ne sera jamais galvaudé. Car après chaque défaite, chaque coup de semonce, chaque désastre, ce mot se remplit de colorations nouvelles et nous oblige à aller de l’avant. Nous nous sommes faits voler trop d’utopies pour ne pas rater celle-là. Avenue de l’Insurrection, je sais que nous serons encore une minorité dans le paysage. Mais si la minorité est ce qui gêne, dérange, parasite, elle est aussi ce qui résiste, plie mais ne casse pas, crève mais y croit encore, et au moment où l’on s’y attend le moins, elle triomphe à sa manière, sans que personne ne s’en aperçoive, dans un sublime effet retour. Elle oppose son poing à ce monde de conformisme, un poing ferme et vigoureux qui contient toutes les promesses, tous les espoirs, toutes les imaginations, et qui vous crie : « Jamais vaincu ! »

Donc à bientôt.  

 

Thibaud Croisy,
10 novembre 2016
thibaud.croisy@gmail.com

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Sophie Demeyer et Véronique Alain dans Rencontre avec le public, de Thibaud Croisy, Studio-Théâtre de Vitry, 2014. Photo : Emmanuel Valette.

Remerciements : Marie-Laure Menger, Élise Simonet et Isabelle Giovacchini.
Toutes les personnes impliquées dans ce projet ont donné leur accord.
30.10.2016 − France Culture

Droit de réponse à Joëlle Gayot

Design graphique © Isabelle Giovacchini
À la rentrée 2016, alors que je présentais plusieurs pièces, je détournais la communication du Festival d'Automne à Paris, rebaptisé pour l'occasion « Festival d'Automne à Croisy ». Le dessin de Pierre Alechinsky, logo du célèbre festival, était pastiché avec la complicité d'Isabelle Giovacchini et décliné en une centaine de badges, forcément collector. Lucile Commeaux, journaliste à France Culture, s'intéressa à cette blague de potache dans l'émission d'Arnaud Laporte, La dispute (17 octobre 2016), avec une chronique intitulée : « À quoi sert le Festival d'Automne ? » (en écoute ici). Bonne question. Joëlle Gayot, autre journaliste à France Culture, y répondit par des propos pour le moins confus. Je me sentis donc autorisé à faire valoir mon droit de réponse, qui fut lu à l'antenne et relayé sur internet par la station de radio.



J’ai été stupéfait par les propos tenus par Joëlle Gayot dans votre émission du 17 octobre. Vous aviez choisi de vous intéresser à la programmation du Festival d’Automne dans laquelle vous disiez constater un « manque de mixité », c’est-à-dire un déséquilibre entre le nombre d’artistes « institutionnels », tels que Romeo Castellucci, Lucinda Childs, Robert Wilson ou Krystian Lupa, pour n'en citer que quelques-uns, et le nombre d’artistes « émergents », sous-représentés, selon vous, dans la programmation. Ce à quoi Joëlle Gayot a rétorqué qu’il n'était pas utile de procéder à ces comparaisons. Celles et ceux qui s’intéressent à « la place des femmes dans la culture » ne se privent pourtant pas de recenser – et de manière parfois très comptable – la présence des femmes dans les programmations ; pourquoi ne le ferait-on pas avec les différentes classes d’âge et le nombre de dates de diffusion par compagnie ? Cela ferait sans doute apparaître d’autres déséquilibres à analyser.


Par ailleurs, Joëlle Gayot a avancé plusieurs arguments contradictoires. Elle a d’abord affirmé que le Festival d’Automne soutenait de jeunes artistes, tout en expliquant dans le même temps qu’un « jeune » ne devait pas être « trop pressé », ni « aller trop vite », car sa place serait d’abord dans les petites salles de spectacle. C’est là une conception très hiérarchisée de la culture, verticale, figée, parce qu’elle sous-entend qu’il y aurait un parcours obligé, une trajectoire à respecter : un artiste devrait d’abord travailler avec de « petits outils » et dans de mauvaises conditions, « trimer » et « galérer », pour accéder enfin à des conditions économiques plus décentes et à une meilleure visibilité. Cette pensée est conservatrice car elle légitime la précarité des artistes qui travaillent en marge de l'institution mais elle est aussi caricaturale parce qu’elle présuppose qu’il existe d’un côté des programmations alternatives avec des spectacles de moindre qualité et, de l’autre, des programmations d’excellence, comme celle du Festival d’Automne, avec des productions d’une valeur artistique incontestable, ou en tout cas plus solide. Il faudrait pourtant rappeler à Joëlle Gayot que la réalité est plus complexe qu'elle ne le croit et qu’on a déjà vu des spectacles décevants au Festival d’Automne et des propositions tout à fait convaincantes dans les petites salles du réseau « alternatif ». 


Enfin, quand Joëlle Gayot affirme que les jeunes artistes ne doivent pas « être pressés », elle devrait se souvenir qu’un intermittent, « jeune » ou non, doit faire valoir au moins 507 heures de travail sur 12 mois, sous peine de perdre son statut et de ne plus percevoir que le RSA. La règle s’applique à tous, sans distinction d’âge, et elle ne permet pas, malheureusement, de prendre son temps autant qu’on le voudrait. À l’heure où les lieux dits « intermédiaires » ont de moins en moins d’argent, à l’heure où le soutien à la jeune création reste toujours aussi timide, circonstancié et très souvent opportuniste, à l’heure où les artistes pauvres se comptent par milliers, il est important que des institutions qui ont été aussi audacieuses que le Festival d’Automne à ses débuts s’intéressent à ceux qui travaillent en périphérie et leur apportent un soutien, sans pour autant renoncer à son exigence. Un tel vœu ne devrait pas être polémique. Quant à Joëlle Gayot, je lui suggère de se prémunir de tout jugement hâtif et d’aller sur le terrain, à la rencontre des petites compagnies. Cela lui permettrait peut-être d’avoir une vision moins romantique de la culture et plus en prise avec les réalités socio-économiques qui la structurent. 

 

 

Thibaud Croisy, 30 octobre 2016
27.07.2015 − Le Monde

Le conservatisme du théâtre public freine l’émergence de nouveaux talents

À plusieurs reprises, je me suis exprimé sur la nécessité de mettre en œuvre des politiques culturelles qui soutiennent et promeuvent durablement les jeunes générations d’artistes (« Nous, les jeunes », Frictions ou encore « Non au cumul des mandats ! », Le Monde). Ces derniers mois, la situation a bien évolué à l’échelle nationale, notamment grâce au renouvellement de nombreux postes de direction, mais des efforts méritent d’être encore accomplis. En effet, à l’heure où les théâtres dévoilent leur programmation pour la saison prochaine, plusieurs d’entre eux font preuve d’assez peu d’ouverture. Par exemple, il suffit de lire la brochure du Théâtre de l’Odéon pour constater qu’elle ne rassemble que des « poids lourds » de la scène européenne : Angélica Liddell, Romeo Castellucci, Joël Pommerat, Thomas Ostermeier, Krzysztof Warlikowksi, Luc Bondy. Sur les neuf metteurs en scène invités, tous y ont déjà présenté au moins une pièce ces dernières années, à l’exception de Séverine Chavrier, seule primo-accédante et unique metteuse en scène française de la saison. Au Théâtre des Amandiers (Nanterre), les nouveaux directeurs, Philippe Quesne et Nathalie Vimeux, ont introduit une franche rupture par rapport à leur prédécesseur, Jean-Louis Martinelli, mais leur programmation fait surtout la part belle à des metteurs en scène consacrés tels que Joël Pommerat, Rodrigo García, Gisèle Vienne, Jérôme Bel ou encore Claude Régy, dont la prochaine création est déjà prévue dans les lieux pour la saison 2016-2017.

 

Le débat que je souhaiterais ouvrir ne porte pas tant sur le talent de ces artistes, tous reconnus internationalement, mais bien plutôt sur ces programmations qui réduisent la part de nouveauté à la portion congrue et qui donnent le sentiment de se répéter d’une année sur l’autre. Car il suffit de passer au crible les différentes brochures de saison pour s’apercevoir que c’est souvent la même poignée d’artistes qui est produite, accueillie et diffusée par les théâtres nationaux, les centres dramatiques et les structures parisiennes. On ne s’étonnera donc plus de voir circuler les mêmes noms ou les mêmes pièces sur les scènes du Théâtre de l’Odéon, Théâtre des Amandiers, Théâtre de la Ville, Centre Georges Pompidou ou CentQuatre. Autant d’établissements qui, en fin de compte, n’en forment plus qu’un. Le cas de Joël Pommerat illustre bien ce phénomène puisqu’après avoir été artiste en résidence aux Bouffes du Nord, l’auteur-metteur en scène a été simultanément associé au Théâtre de l’Odéon, Théâtre des Amandiers et Théâtre national de Bruxelles. Dès lors, l’écosystème du théâtre public fonctionne à deux vitesses : d’un côté, des artistes sur-représentés, largement coproduits, diffusés et parfois indistinctement accueillis par des centres dramatiques, chorégraphiques et d’art contemporain ; de l’autre, des artistes moins visibles et plus précaires, éternels émergents que les opérateurs culturels concentrent dans des festivals à thèmes (festival de jeunes, festival de femmes, festival des cultures d’Afrique, etc.).

 

Cette fracture, pour ne pas dire cette ségrégation, provoque évidemment un sentiment d’injustice et de violentes crispations. Elle continue en tout cas de véhiculer l’idéologie du « maître en scène », figure tutélaire que le système n’en finit jamais de célébrer, et elle témoigne de la difficulté à inclure l’autre, c’est-à-dire cet artiste qui n’est pas forcément un homme, pas forcément blanc, pas forcément quinquagénaire et qui n’a pas forcément produit une pièce à succès. D’ailleurs, si certains théâtres font parfois une exception en promouvant subitement un artiste dit « émergent », c’est trop souvent pour remplir un quota minimum et se donner bonne conscience.

 

Alors, comment faire pour déverrouiller et diversifier les programmations du théâtre public et pour que les jeunes n’y figurent pas en tant que simple caution ou produit du moment ? En 2013, Aurélie Filippetti avait créé le premier comité ministériel pour l’égalité des hommes et des femmes dans le domaine de la culture. Composé d’élus, d’associatifs, de directeurs et d’artistes, ce comité prenait appui sur un observatoire qui rendait public des indicateurs objectifs sur la situation des femmes et il définissait une politique incitative pour promouvoir l’égalité sur tous les plans : nomination, rémunération, programmation. C’était un premier pas pour briser les conservatismes les plus archaïques.

 

Aujourd’hui, alors que les Assises de la jeune création initiées par Fleur Pellerin viennent de s’achever dans une relative indifférence et dans un contexte où beaucoup de lieux intermédiaires sont menacés, on espère qu’elles ne feront pas l’effet d’un coup d’épée dans l’eau et qu’elles encourageront les institutions à joindre, pour de bon, les actes à la parole. Cela reviendrait à porter une attention accrue à la représentativité et au renouvellement des artistes au sein des théâtres, des territoires, et inciterait à composer des programmations plus équilibrées, plus expérimentales, qui ne viendraient plus consacrer un mûrissement social ou l’aboutissement d’une carrière. Désormais, que ce soit dans les théâtres nationaux ou les centres dramatiques, le défi est bien de produire et de faire cohabiter sereinement quatre générations d’artistes allant de vingt à quatre-vingt ans, tout en évitant les phénomènes de mimétisme dans les logiques de soutien. Il est donc urgent de procéder à un rééquilibrage générationnel et à des ajustements structurels pour mieux partager les moyens de production entre les équipes artistiques et répartir plus équitablement les deniers publics. Ou plutôt ce qu’il en reste.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans Le Monde, 27 juillet 2015
01.10.2014 − Le Monde

Quand la com' s’empare du théâtre

Photo mise en ligne sur la page Facebook du théâtre

Magie de la com’ : après Marquis de Sade (devenu un prix littéraire), Commune de Paris (transformée en marque de prêt-à-porter) ou encore Zadig et Voltaire (idem), c’est au tour du livre de Nietzsche, Humain, trop humain, de devenir un label puisque c’est sous ce nom que le centre dramatique national de Montpellier vient d’être rebaptisé par son directeur, Rodrigo García. On ne dira donc plus que l’on se rend au Théâtre des Treize-Vents (ancien nom) mais que l’on passera une soirée à Humain Trop Humain. C’est l’une des surprises du grand packaging de la rentrée culturelle : nouveau directeur, nouvelle saison, nouveau nom, nouvelle abréviation (« HTH »), nouveau site web (www.humaintrophumain.fr) et nouveau logo conçu dans le plus pur esprit nietzschéen puisqu’il ressemble à un gros smiley avec deux « H » pour les yeux et un « T » pour la bouche. Une aurore.

 

Dans un article qu’on ne se lassera jamais de relire (« De l’insignifiance en milieu vaginal »1), Annie Le Brun avait publié le courrier fracassant qu’elle avait envoyé à Lionel Aracil, créateur du Prix Sade. Elle y fustigeait « une mascarade bien dans le goût de l’époque », distributrice d’un pitoyable trophée (un fouet), tout en regrettant que la famille de l’écrivain se soit faite la triste démarcheuse du nom de son ancêtre après l’avoir effacé de son arbre généalogique pendant plus d’un siècle. Il est vrai que toutes les icônes sont bonnes à prendre, tous les symboles bons à dupliquer, et on se souvient qu’il y a seulement quelques mois, les actionnaires de Libération avaient voulu utiliser le titre du journal créé par Jean-Paul Sartre pour en faire un « réseau social créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias (print, vidéo, TV, digital, forums, événements, radio, etc.) »2. Il était même question que le siège historique de la rédaction se transforme en espace culturel « entièrement dédié à Libération et à son univers » – un « Flore du 21ème siècle »3 designé par Philippe Starck où se seraient croisées toutes les tendances du moment. Devant ce grand remix où les titres de journaux deviennent des bars branchés et les philosophes, des boutiques de mode, il n’est guère étonnant que certains finissent par perdre pied et affirment sérieusement, à l’instar de l’ancien secrétaire d’État Frédéric Lefebvre, que Zadig et Voltaire est leur livre de chevet préféré.

 

Alors, doit-on s’offusquer de ce grand merchandising  ? On le pourrait, mais ce serait à la fois vain et anachronique car l’emprunt, le détournement, la torsion sémantique, le jeu sur les références et le cynisme qui en découle font partie de l’ADN de la publicité – que chacun appréciera plus ou moins en fonction de son sens de l’humour. Il faut tout de même avouer que l’on ne s’attendait pas forcément à ce que l’insurrection prolétarienne de la Commune de Paris, durement réprimée pendant la Semaine sanglante, soit recyclée par une entreprise vendant des « chandails, articles de ville et autres curiosités »4. Rien ne nous empêche alors d’imaginer que dans quelques décennies, Sabra et Chatila deviendra à son tour le nom d’une marque de prêt-à-porter.

 

En attendant, et pour revenir à nos brebis nietzschéennes, il ne faut pas s’étonner non plus qu’un livre de philosophie se métamorphose soudainement en établissement culturel, label ou site web : Rodrigo García, metteur en scène et directeur d’Humain Trop Humain, a d’abord travaillé dans une agence de publicité et démontré à plusieurs reprises qu’en matière de com’, il s’y connaissait bien. Le centre dramatique de Montpellier ayant été sinistré sous le mandat du très conservateur Jean-Marie Besset et avec le conflit de succession qui l’a ouvertement opposé au ministère de la culture, il a fallu tout repenser. Or aujourd’hui, il ne suffit plus seulement de changer ; il convient surtout de montrer ce changement et de mettre en scène la promesse du renouveau, comme dans toute bonne campagne électorale digne de ce nom. Site internet, logo, brochure, affiches, slogans, charte graphique, formes, couleurs, ombres et perspectives : c’est toute la vitrine du théâtre qui doit refaire peau neuve et comporter son lot de nouveautés, jusqu’au dérisoire compte à rebours qui égrène les secondes avant le lancement de la nouvelle saison. Ce qui n’était qu’une coquetterie éditoriale il y a quelques années s’est désormais imposé comme une règle et il est presque devenu inconcevable qu’un nouveau directeur arrive dans un théâtre sans dépenser quelques milliers d’euros pour refonder l’identité visuelle de ses outils de communication (et de pouvoir). À défaut de pouvoir révolutionner instantanément le contenu, il faut au moins modifier le contenant.

 

Pourtant, renommer un lieu n’est pas une nouveauté. Pour ne citer que quelques exemples récents, le Théâtre de Gennevilliers, fondé et dirigé par Bernard Sobel, avait été rebaptisé T2G par son successeur Pascal Rambert, le chiffre de l’acronyme renvoyant modestement à l’ouverture d’une deuxième période ou à une suite, en référence à la numérotation des épopées cinématographiques. Avec le départ d’Alain Françon et l’arrivée de Stéphane Braunschweig au Théâtre de la Colline, le remaniement s’est fait a minima puisque la maison a été sobrement renommée La Colline – modification imperceptible (inutile ?) mais qui était une manière de marquer l’arrivée d’un nouveau directeur et de créer un petit événement de début de mandat. La politique de nombreux théâtres repose en effet sur l’équation suivante : pas de création contemporaine sans public, pas de public sans com’ et pas de com’ sans événements. Raisonnement pour le moins spécieux car si les outils de communication peuvent indubitablement faire venir des spectateurs, ce ne sont sûrement pas eux qui permettent de les fidéliser ni de les satisfaire (même si, à force de buzz, de matraquage et de nouvelles formules, la com’ réussit toujours à susciter la curiosité du public et à le faire revenir). Le nouveau crédo consiste donc à produire des événements en continu afin de ne jamais cesser d’élargir l’étendue de son territoire. Dans cette grande entreprise de marketing, La Colline a même eu l’ingénieuse idée d’éditer des plaquettes de stickers avec les titres de ses pièces pour que les spectateurs puissent les coller sur tous les supports de leur choix. Sauf qu’il ne faut pas s’y tromper : Ibsen n’est pas Bowie et le grand temple du théâtre contemporain flirte plutôt avec le ridicule quand il cherche à imiter les goodies commercialisés par l’industrie de la musique et du cinéma, croyant ainsi devenir pop. En revanche, ce folklore culturel a un coût. Et des conséquences, puisque tout l’argent dépensé dans la communication et le meilleur graphisme du monde représente autant de budgets en moins pour les artistes et la création. Mais sans doute est-il plus facile de communiquer sur son soutien à la création que de la soutenir réellement. De la même manière que l’on peut finir par doucement s’égarer en faisant de la com’ autour de sa propre com’. Après tout, l’erreur est humaine.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans Le Monde, 1er octobre 2014



[1] Annie Le Brun, Ailleurs et autrement, Gallimard, Arcades, 2011, p. 15-20
[2] « Le projet des actionnaires pour Libération », Libération, 7 février 2014. Les journalistes y avaient répondu dès le lendemain par une couverture sur laquelle on pouvait lire : « Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau-télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up ».
[3] Ibidem
[4] Présentation de la marque sur le site internet www.communedeparis.fr
01.09.2014 − Éditions de l'Olivier / Éditions Cornélius

Préface aux dessins de Copi

Dessin © Copi

« Haltérophiles à hormones », « coiffeurs homophiles », « enculés écologistes », « hermaphros un peu vieux »… Après Les filles n’ont pas de banane, voici donc venu le temps des pédés. Le précédent volume réunissait les histoires de Copi parues dans Les poulets n’ont pas de chaise (1966), Le dernier salon où l’on cause (1973), Et moi, pourquoi j’ai pas une banane ? (1975) ainsi que la saga immobile de la femme assise. Ce présent recueil poursuit le travail entamé et compile les planches contenues dans la dernière salve d’albums qui étaient, hélas, depuis trop longtemps épuisés. Comme leur titre en témoigne, tous font la part belle aux minorités sexuelles ou, dit autrement, à celles et ceux qui se sont faits baiser. Ce sont Les vieilles putes (1977), Du côté des violés (1978), Sale crise pour les putes ! (1984) et Le monde fantastique des gays (1986). À quoi s’ajoutent un joli lot de dessins qui dormaient depuis plus de trente ans dans les archives de la presse française : les aventures de l’infernale Libérett’ que Copi avait lâchée dans l’arène du journal Libération. Les poulets vont être contents.

 

Avant d’évoquer cette deuxième partie de l’œuvre graphique de Copi, à cheval sur la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, peut-être n’est-il pas inutile de faire un bref retour sur ses débuts afin de mieux cerner la place que le dessin occupe dans son parcours et les spécificités de son esthétique. Petit-fils de la dramaturge et metteuse en scène Salvadora Medina Onrubia, à qui il était très lié, et fils de Raúl Damonte Taborda, député et directeur du quotidien de gauche Crítica, Copi grandit dans une famille de la bourgeoisie argentine où l’art occupe une place centrale. Sa mère, China Botana, l’emmène très tôt au théâtre, lui glisse des livres entre les mains, des crayons, des feuilles blanches et le petit Copi se met très vite à dessiner des animaux – des poules, des poulets, des faisans. Le roman familial veut qu’il ait exécuté son premier dessin à l’âge de dix-huit mois et qu’il ne se soit plus jamais arrêté. S’il semble vain de vouloir aujourd’hui vérifier cette anecdote, on sait en revanche que Copi a essaimé ses histoires dès son adolescence, que ce soit en les envoyant aux rédactions des journaux, en les offrant à ses amis ou, plus tard, en dédicaçant les pages de ses pièces de théâtre et de ses romans. À seize ans, il publie pour la première fois dans le journal anti-péroniste fondé par son père, Tribuna Popular – où la femme assise fait son entrée en scène ; puis pour la revue satirique Tía Vicenta animée par Landrú et dans LD et Cuatro Patas. Arrivé à Paris en 1962, à vingt-deux ans, Copi traîne ses guêtres dans les quartiers de la rive gauche, à Saint-Germain-des-Prés, Montparnasse et sur le Pont des Arts, où il vend ses dessins aux touristes. Deux ans plus tard, en 1964, il publie en français dans Planète, Twenty mais surtout quatre histoires dans la revue Bizarre aux côtés d’autres dessinateurs comme Siné, Sempé, Serre et Gourmelin [1]. La suite est plus connue et très bien racontée par Delfeil de Ton dans l’introduction du précédent volume : ces bizarreries aux accents surréalistes attirent l’œil de Serge Lafaurie, rédacteur en chef du Nouvel Observateur, et Copi est rapidement embauché dans ce qui allait devenir le grand hebdomadaire de gauche des années soixante-dix. Cette période marque le début d’un nouvel essaimage, beaucoup plus massif cette fois, puisque ses canards, poulets et petites filles défileront presque sans interruption jusqu’à sa mort dans les grands titres de la presse française : Charlie Mensuel, Charlie Hebdo, Hara-Kiri, Libération, Gai Pied, Paris-Match – mais aussi dans des revues italiennes comme Linus et Il Giornalone. Autant de fragments dont les originaux sont aujourd’hui en grande partie égarés, perdus ou détruits, car Copi ne récupérait pas les planches qu’il livrait, se souciait peu de leur archivage et préférait laisser à la postérité le soin de se mettre en quête de ces centaines de pièces détachées, à l’instar des détectives de romans policiers qu’il aimait tant.  

 

En attendant de remettre la main sur des trésors qui referaient miraculeusement surface, il convient de rappeler que si Copi dessinait à un rythme soutenu, c’était aussi pour vivre. Peu regardant sur ses dépenses, généreux avec ses amis au point d’être criblé de dettes, il comptait sur ses publications pour percevoir des revenus plus ou moins réguliers. En outre, le dessin lui offrait l’avantage d’être un art beaucoup plus souple que la lourde machine théâtrale dont les délais de production sont souvent longs et fastidieux. Ici, quelques coups de crayon suffisent à donner corps à ses chimères et toute son œuvre graphique se revendique précisément comme un art pauvre, élémentaire, minimal, réduit à l’os. Pas d’arrière-plan, pas de décor, pas de figurant. Pas même de cadre et, à de rares exceptions près, pas d’autres couleurs que le noir du stylo et la blancheur immaculée de la page. Comme l’écriture, le dessin suppose une exécution rapide – rarement plus de quelques heures – et mobilise des outils peu coûteux : du papier Fabriano lisse ou du Canson acheté chez Monoprix, un crayon pour délimiter le périmètre des cases, une gomme pour les effacer, des cahiers à spirales Meridiano ou Clairefontaine pour esquisser « les visages, les mouvements, les torsions » des personnages, se livrer à de petites études d’« anatomie expressive » [2], et un peu d’encre : un stylo plume, un feutre, un Rotring.


Suite dans Vive les pédés, Copi
Éditions de l'Olivier / Éditions Cornélius, 2014




Thibaud Croisy


 

[1] Giovanni Gandini, Un livre blanc, Éditions Buchet/Chastel, Les cahiers dessinés, 2002,
p. 10
[2] Bizarre, numéro spécial présenté par Jean-Pierre Castelnau et Michel Laclos avec un avant-propos de Jacques Sternberg, n°36-37, quatrième trimestre 1964
28.03.2014 − Le Monde

Pour renouer avec un art militant

À Avignon, où la liste du Front national est arrivée en tête du premier tour des élections municipales, le nouveau directeur du Festival, Olivier Py, a menacé de délocaliser la grand-messe du théâtre international si le candidat FN était élu. Ainsi, ce déménagement priverait les Avignonnais d’une manifestation culturelle de grande ampleur mais aussi des précieuses retombées économiques dont la ville bénéficie à cette occasion (20 millions d’euros par an). Certains observateurs ont vu dans les propos d’Olivier Py une prise de position audacieuse afin de réveiller les consciences citoyennes et de mobiliser l’électorat pour le second tour. D’autres, au contraire, se sont émus qu’un metteur en scène puisse envisager de capituler si vite, de déserter ou de remettre sa démission, comme Olivier Py l’a également annoncé, alors même que la tenue d’un Festival « engagé » deviendrait plus nécessaire que jamais.

 

Ce positionnement inattendu a donc ravivé un certain nombre de questions sur l’attitude à adopter face à la montée des extrêmes, et notamment en matière de culture. Par exemple, aurait-il fallu, d’emblée, tenir le discours inverse et déclarer que le Festival ne quitterait pas Avignon, quel qu’en soit le prix, pour s’ériger en inébranlable foyer de résistance et faire entrevoir de nouveaux horizons ? C’est une brèche qu’Olivier Py a tenté d’ouvrir, tout en précisant qu’il serait « inimaginable » de travailler avec une mairie d’extrême-droite et de contribuer ainsi à la banalisation du Front national ­­­– ou de lui servir d’alibi. Qu’on l’approuve ou qu’on la condamne, cette déclaration choc peut être aussi appréhendée comme le symptôme d’un problème plus profond : une radicalité qui ne s’exprime que par sursauts, ne s’incarne que devant des épouvantails (le Front national, les catholiques intégristes) et se livre significativement comme un « coup de gueule » de l’entre-deux-tours, un engagement d’avant la catastrophe.

 

Alors, l’artiste n’est-il voué qu’à tirer une sonnette d’alarme au moment où le train qu’il conduit est sur le point de dérailler ? C’est la question que l’on est en droit de se poser. Ce tressaillement à l’approche de la débâcle s’inscrit en tout cas dans un mouvement plus général de dépolitisation du paysage culturel et de reflux du militantisme. Les profils des artistes d’aujourd’hui sont extrêmement variés mais s’ils sont nombreux à créer des pièces, des films ou des chansons dont la dimension politique est incontestable, beaucoup plus rares sont ceux qui revendiquent fièrement un statut d’artiste militant, a fortiori lorsqu’ils détiennent les clés d’un établissement public. D’une part, il a toujours été très mal vu de considérer l’art comme un outil ou un instrument au service d’une lutte – et notamment d’une lutte étrangère à la défense de l’art. D’autre part, l’institution scolaire a œuvré avec beaucoup de brio pour occulter l’histoire des formes militantes, sans doute par peur de dérapages partisans, et elle continue encore d’apprendre à des générations entières que le théâtre « à thèse » est un art ignoble, daté, propagandiste, peu innovant et souvent ennuyeux.

 

Dans le même temps, une grande partie des acteurs de la culture française a largement intégré une conception duelle de la contestation qui consiste à survaloriser l’aristocratie de la critique – sage, mesurée, toujours parée de beaux arguments – et à disqualifier la parole polémique – dissonante, spontanée, agressive, toujours suspecte d’être réactionnaire, de flirter avec les extrêmes ou de tourner à vide. Aussi, après le bouillonnement des années soixante-dix et l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, plusieurs metteurs en scène, chorégraphes ou plasticiens « critiques » ont été mis à l’honneur mais on a progressivement marginalisé l’éthos de l’artiste insurgé, combattant, qui soutient les luttes d’émancipation, nomme clairement ses adversaires et prend des positions bien tranchées. À l’heure qu’il est, cette marginalisation est telle qu’en dehors des chefs de partis politiques, l’énergie polémique est tristement accaparée par quelques personnalités prétendument « anti-système » comme Dieudonné, Alain Soral, Éric Zemmour et autres agitateurs du petit écran – ce qui contribue à la mettre encore un peu plus à l’index.

 

Dès lors, il devient presque inédit de croiser des artistes d’opposition, pugnaces, belliqueux, qui savent aussi s’éloigner du monde de l’art pour prendre la parole sur des sujets qui ne touchent pas directement à leur pratique ou à leur condition. En revanche, bien plus fréquents sont ceux qui s’affolent à intervalles réguliers.


Pour comprendre les raisons de cet engagement à deux vitesses, il faut aussi rappeler qu’en ces temps de crise, le personnel politique s’est massivement éloigné de la chose culturelle. À Avignon, le Parti socialiste peut se réjouir des déclarations mobilisatrices d’un metteur en scène comme Olivier Py mais à l’inverse, les milliers d’intermittents du spectacle qui ont manifesté contre le nouvel accord sur l’assurance-chômage, particulièrement régressif et fragilisant, ont été assez superbement ignorés par les ténors de la politique. Le soir des résultats du premier tour, pendant que le Front national se réjouissait de ses scores historiques réalisés sur l’ensemble du pays, on pouvait voir les images édifiantes d’intermittents anonymes faisant irruption au QG de Nathalie Kosciusko-Morizet – et débarqués manu militari – tandis que le service d’ordre d’Anne Hidalgo usait de gaz poivrés pour repousser d’autres intermittents et précaires qui manifestaient devant son siège.

 

La fracture entre la sphère politique et celle de la culture est désormais profonde et elle atteint un tel sommet que même le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier affirmait ces jours-ci qu’aucun électeur d’extrême-droite ne « changera d’opinion politique simplement grâce à une pièce » et qu’« en tant qu’homme de théâtre, on ne peut pas s’opposer au Front national » ! Voir un spectacle ne fait pas passer d’un parti à un autre certes, mais sans doute faut-il rappeler qu’un « homme de théâtre » n’est pas uniquement un artiste condamné à rester sur un plateau mais qu’il est aussi un citoyen qui peut librement s’impliquer, manifester, intervenir, attaquer de manière sauvage ou clandestine. Ce vent de résignation doit donc interpeller et enjoindre à retrouver une énergie militante, c’est-à-dire durable, offensive, qui se donne les moyens de lutter, porte haute la contradiction et permette de s’imposer franchement dans le débat. Il devient urgent de faire front, non pas seulement lorsque l’orage éclate mais aussi – surtout – en marge de l’emballement médiatique des campagnes électorales, en ces périodes de calme apparent que l’on appelle « normales ».


Thibaud Croisy

Paru dans Le Monde, 28 mars 2014
01.04.2014 − Volailles

Tentative d’épuisement d’une presse culturelle

Photo © Dominique Bertine

En octobre 1974, Georges Perec s’installait pendant trois jours consécutifs à la terrasse d’un café de la place Saint-Sulpice en se donnant pour mission de noter tout ce qu’il voyait et d’établir des listes d’événements ordinaires : passages des bus, sons produits par la ville, couleurs des vêtements des badauds, changements de luminosité, etc. L’enjeu consistait à décrire « ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance » – autrement dit, tout « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages »1. Cette sorte de compte-rendu avait été publiée dans la revue Cause commune, dirigée par Jean Duvignaud, puis repris en livre par l’éditeur Christian Bourgois.

 

À la fin du mois de janvier 2014, cette enquête de Georges Perec me revint à l’esprit et dans une semaine d’oisiveté, j’entrepris d’appliquer cette méthode expérimentale non pas à un lieu mais à une somme de textes que je pourrais tout aussi bien décrire comme autant de paysages urbains. Ces textes, ce sont les articles consacrés aux spectacles dans les pages des grands quotidiens nationaux. Articles de toute nature – critiques, billets, chroniques, interviews, points de vue – portant sur des spectacles de tout type : pièces de théâtre, de danse, opéras, one-man-show, performances, etc. Je me disais que ce recensement pouvait offrir une bonne introduction à une critique plus large du journalisme culturel. Ce relevé mettrait aussi à jour la sélection qui est à l’œuvre dans les journaux, c’est-à-dire les spectacles que les journalistes choisissent, voient et mettent en avant, et, à l’inverse, ceux qu’ils auront jugé préférable d’écarter ou ceux qui n’auront même pas retenu leur attention.

 

Je suis un grand lecteur de journaux mais je ne les achète jamais. D’une part, parce que l’achat de tout ce que je voudrais lire me coûterait trop cher et, d’autre part, parce que je ne suis ni un lecteur sage, ni un lecteur dogmatique. Je commence souvent un article sans le lire jusqu’au bout, je m’interrompt pour aller piocher dans un autre et je ricoche généralement d’un journal à un autre – du « gauchiste » au « réactionnaire de droite », du politiquement correct à la feuille de choux racoleuse. En cela, ma lecture de la presse a sans doute été très largement informée par internet : débarrassé de toute édition papier, je vogue chaque jour de site en site et me concocte mon propre panorama de l’actualité en opérant une sélection d’articles plus ou moins raisonnée, plus ou moins brouillonne. Plus ou moins propice à l’exercice de la pensée aussi.

 

Toutefois, pour mener à bien cette entreprise, il me fallait me salir les doigts, me livrer pendant plusieurs jours à ce rituel de papa complètement anachronique qui consiste à lire le sacro-saint Journal en revenant du travail, confortablement installé dans un fauteuil à oreilles. Je pris alors le parti d’épuiser les titres les plus vendus, les plus influents et les mieux archivés, laissant les autres s’épuiser d’eux-mêmes. Après m’être reporté aux chiffres de l’OJD, l’Office de Justification des Tirages, et après avoir examiné la moyenne du nombre d’exemplaires vendus chaque jour entre juillet 2012 et juin 2013, je choisis d’éplucher consciencieusement chaque page des titres les plus vendus : Le Figaro (318 506 exemplaires par jour), Le Monde (281 872 exemplaires), Le Parisien (169 916 exemplaires), Libération (108 177 exemplaires), La Croix (94 754 exemplaires) et L’Humanité (41 623 exemplaires)2. Dépeçage royal et éclatant qui commencerait le lundi 27 janvier, c’est-à-dire en une période de l’année qui ne comprend ni fêtes nationales, ni vacances scolaires, ni festivités culturelles d’exception. Bref, une semaine tout à fait ordinaire…

 

Lundi 27 janvier

 

Serge Merlin, sur la lande de Shakespeare, Le Monde, par Brigitte Salino, envoyée spéciale à Lyon (p. 15, avec une photo couleur). Brigitte Salino, l’une des deux critiques « théâtre » du journal, revient sur Le Roi Lear mis en scène par Christian Schiaretti avec Serge Merlin dans le rôle-titre. Elle estime que le metteur en scène opère « un retour aux sources », c’est-à-dire « à la tension dramatique » de la pièce, et qu’il « [suit] les pas de la grande tradition du théâtre populaire de Jean Vilar ». Le clou du spectacle réside dans la présence de Serge Merlin, « incarnation du théâtre dans sa plus haute facture ». Selon elle, c’est un acteur « imprévisible » car « d’un soir à l’autre, son jeu peut changer », ce qui « rend improbable l’exercice critique ». Mais il reste toujours « au sommet ».

 

Huppert marivaude, Le Parisien, par T. D. (p. 39, avec une photo couleur). Critique succincte des Fausses confidences de Marivaux mises en scène par Luc Bondy « dans la magnifique salle de l’Odéon ». « L’histoire est un régal ». « Isabelle Huppert prête son charisme à Araminte » tandis que « Bulle Ogier, en fourrure et lunettes fumées est hilarante en mamie acariâtre ». La pièce est racontée comme s’il s’agissait d’un film de Gérard Oury : c’est une « comédie pure ».

 

Le Grand Palais à l’heure chinoise, Le Parisien, non signé (p. 39, avec une photo couleur). Au Grand Palais, le premier ministre français et le ministre de la culture chinois fêtent le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine. D’où cette soirée avec moines Shaolins, danseurs du ballet national de Chine et chevaux de Bartabas. Sauterie officielle dont le petit peuple ne récoltera que les miettes. Le Parisien livre des détails pratiques : de 18 heures à 21 heures, la cérémonie sera strictement réservée aux invités, après quoi elle ouvrira ses portes à tous ceux qui voudront passer « une nuit électro-rock, animée par des DJ des deux pays » (entrée libre). À la fin de l’article, on apprend que « c’est l’ancien ministre [de la culture] Renaud Donnedieu de Vabres qui a conçu l’événement » dont le coût s’élève à 2,4 millions d’euros, heureusement récoltés grâce à la philanthropie de mécènes privés. Pas de précision supplémentaire.

 

Le manuscrit retrouvé de Lope de Vega, La Croix, par Sabine Audrerie
(p. 21) . « Une comédie inédite du grand dramaturge du Siècle d’or Felix Lope de Vega a été retrouvée à Madrid ». Résumé de la vie de Lope de Vega.

 

Double page dans L’Humanité. Marie-José Sirach signe un portrait du dramaturge Armand Gatti qui fête ses 90 ans à Montreuil, au lieu-dit de la Parole Errante (Armand Gatti, l’imaginaire rebelle et poétique au pouvoir, p. 16, avec une photo couleur). Courte biographie de ce poète « anarchiste jusqu’au bout de sa crinière » dont on nous rappelle qu’il « a le théâtre dans la peau depuis qu’un soir, dans les camps, il a assisté à une représentation jouée par des rabbins ». Dès lors, il a toujours été « du côté des opprimés, ses frères de combats, en Irlande du Nord, en Amérique du Sud ou aux côtés des loulous de banlieues ». Ses « trois mentors : Vilar, Piscator (le fondateur du théâtre prolétarien) et Mao Tsé-toung ».

 

Dans La Culture se met en marche (p. 17), la même Marie-José Sirach, envoyée spéciale à Nantes, rend compte de deux jours de débats, forums et ateliers pour professionnels à l’occasion de la Biennale du spectacle vivant. Elle évoque l’intervention d’Aurélie Filippetti, ministre de la culture, et celle d’artistes et de techniciens de la CGT Spectacle qui ont « [dénoncé] les promesses non tenues et l’absence d’ambition de politique culturelle » du gouvernement. L’article annonce qu’une marche pour la culture aura lieu le 10 février prochain partout en France. « Une nouvelle prise de conscience ».

 

Plus loin, La roue de l’infortune (par Guy Flattot, p. 17, avec une photo couleur). Billet d’humeur sur l’adaptation de Crime et Châtiment présentée au Théâtre de l’Atalante (Paris) par la compagnie Nonante-trois de Lausanne. L’auteur est « [subjugué] par [le] ballet de trouvailles scéniques » et loue les talents des « très bons comédiens » qui « assurent avec habilité et fluidité le bon fonctionnement des éléments du décor ».

 

Enfin, La chronique de théâtre de Jean-Pierre Léonardini (p. 17) porte sur Les Gens, une pièce d’Edward Bond mise en scène par Alain Françon au Théâtre Gérard-Philipe (Saint-Denis) et sur La Maladie de la mort de Marguerite Duras, adaptée et mise en scène par Muriel Mayette-Holtz à la Comédie-Française (Paris). Figure emblématique de la critique depuis 1962, ancien responsable du service culturel de L’Humanité mais aussi enseignant et comédien, Jean-Pierre Léonardini fait partie des critiques emblématiques de la presse nationale, comme Philippe Tesson ou Armelle Héliot (Le Figaro). Sa chronique – brève, référencée, à l’ancienne – porte sur les spectacles qu’il va voir dans les grandes maisons et repose sur la mise en avant de sa subjectivité, ce qui permet au lecteur de se familiariser avec ses goûts.

 

Le Figaro : rien / Libération : rien



Mardi 28 janvier

 

Joséphine Baker aurait sa place au Panthéon, Le Parisien, par Éric Bureau (p. 31, avec une photo en noir et blanc). L’article revient sur une tribune de Régis Debray parue dans Le Monde et dans laquelle il se dit favorable à l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon, où les femmes sont sous-représentées. L’auteur s’étonne d’abord qu’une meneuse de revue noire américaine rejoigne « Émile Zola, Marie Curie et Jean Moulin dans le temple de la nation française » mais il casse ensuite le cliché de l’artiste de divertissement pour rappeler que Joséphine Baker s’engagea dans la résistance. Implicitement, elle devient l’incarnation de la « bonne étrangère » qui a pris la nationalité française « pour remercier [le] pays qui [lui] a tout donné ». Au premier degré, le débat autour de la panthéonisation peut paraître anecdotique. En creux, il montre comment la France continue à fabriquer des « grands hommes » auxquels les citoyens pourront s’identifier.

 

Une soirée pour Charlotte Delbo, L’Humanité, par Maurice Ulrich (p. 19). Un hommage à Charlotte Delbo, « poète et écrivaine, résistante, déportée », sera rendu ce soir au Théâtre de l’Athénée (Paris) sur le thème « La Résistance et les arts ». Biographie.

 

À l’Athénée : n’invoque pas la mort en vain, L’Humanité, par Maurice Ulrich (p. 19). Prolongeant l’article précédent, celui-ci rend compte de L’Empereur d’Atlantis, l’opéra de Viktor Ullmann écrit dans le camp de Terezin et présenté au Théâtre de l’Athénée dans une mise en scène de Louise Moaty. Le journaliste dit ce qu’il en pense. « C’est une réussite » musicale. L’œuvre « est d’une rare force poétique et philosophique ». Puis délivre la « parabole » de la pièce : dans l’univers concentrationnaire, la mort est devenue quotidienne ; ce n’est que lorsqu’elle « retrouve son lien à la vie et à l’amour que le monde renaît ».

 

Le Figaro : rien / Le Monde : rien / Libération : rien / La Croix : rien



Mercredi 29 février

 

Tetrakaï, le Cnac se met en quatre, Libération, par Gilles Renault (double page, p. 22-23 avec une grande photo couleur). Libération, qui s’est toujours efforcé d’accueillir l’art en son sein (« Bob Wilson met en scène Libération », « Le Libé des graphistes », « Tout Libé en BD »), veille aussi à ce que toutes les disciplines y soient représentées. L’édition d’aujourd’hui fait donc la part belle au cirque et commente le spectacle de fin d’études de la promotion du Centre national des arts du cirque (Châlons-en-Champagne), présenté au Parc de la Villette (Paris). Jugement du journaliste en demi-teinte. Il reconnaît que la pièce « s’emberlificote un peu » et accuse « des baisses de régime » mais ajoute qu’elle comporte aussi « une succession de numéros notables ». Description des « meilleurs moments » de la soirée.

 

Sur la même page, un entretien avec Gérard Fasoli, directeur général du Cnac, qui évoque « les tendances du monde circassien » (« le tissu aérien a […] été délogé par le mât chinois », «  la bascule se porte bien ») et explique le « complexe » du cirque « face aux grands frères que sont la danse et le théâtre, qui semblent à certains plus nobles ». On apprend que la reconnaissance institutionnelle du cirque est récente : ce n’est qu’en 1978 que Jean-Philippe Lecat, ministre de la culture de l’époque, fit passer cet art de la tutelle du ministère de l’agriculture à celui de la culture.

 

José-Manuel Gonçalvès dirigera la Nuit Blanche, Libération, par D. Po. (encart dans la sous-rubrique « Les gens », p. 25). Tout est dans le titre. Rappel du parcours de José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre (Paris), et des noms des précédents directeurs artistiques de la Nuit Blanche. Annonce de la date de la prochaine manifestation. Comment José-Manuel Gonçalvès a été nommé ? Par qui ? Pourquoi ? Sur quel projet ? Mystère.

 

Remise des prix Plaisir du théâtre, Le Figaro, par Armelle Héliot (p. 13, avec une photo couleur). Paradoxalement, celui qui se présente comme le seul quotidien du monde à porter le nom d’un personnage de théâtre ne comporte pas de pages « Culture » dans son cahier central. Il les relègue significativement à un supplément (Le Figaro et vous) où se côtoient les rubriques « Style », « High-Tech », « Art contemporain », « Télévision ». Exceptionnellement, un article paraît aujourd’hui dans le cahier principal, rubrique « Distinctions ». Armelle Héliot y relate la « fête chaleureuse » organisée par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) « dans son bel hôtel de la rue Ballu », à l’occasion de la remise des prix Marcel Nahmias et Jean-Jacques Gautier. Le premier a été attribué à « une femme exceptionnelle, Émilie Valantin », marionnettiste qui « a donné à son art une porté universelle ». Le second est revenu au jeune metteur en scène Benjamin Lazar. « Pascal Rogard, directeur général de la SACD, ou Marie-France Mignal, directrice du Saint-Georges, s’amusaient bien, comme toute la salle ».

 

Le Monde : rien / Le Parisien : rien / La Croix : rien / L’Humanité : rien


 

Jeudi 30 février

 

Molière était-il gay ?, Le Parisien, par Thierry Dague (p. 18, avec deux gravures). Question d’actualité. Dans sa pièce Le Banquet d’Auteuil, Jean-Marie Besset affirme que « le saint patron du théâtre français » a passé la fin de sa vie avec un jeune comédien « de dix-sept ans ». L’article s’inscrit dans la lignée de ceux qui cherchent à élucider les « mystères » de l’histoire littéraire (voir la théorie selon laquelle Corneille serait le nègre de Molière ou les fantasmes qui entourent le portrait de Shakespeare). Ici, le journaliste prend le prétexte de la création de la pièce de Jean-Marie Besset au Théâtre des 13-Vents (Montpellier) pour tenter de savoir si Molière était « hétéro, gay ou bi ». Il rapporte deux avis contradictoires : d’une part, celui de Georges Forestier, « professeur à la Sorbonne et grand spécialiste de Molière », qui assure que « les textes cités par Besset sont un tissu d’inventions » ; de l’autre, celui de l’universitaire Chantal Meyer-Plantureux pour qui cette liaison est « une évidence qui ne devrait plus être contestée aujourd’hui ». Moralité : il s’agit bien d’« une thèse controversée ». Le lecteur peut passer à autre chose.

 

Ardant sublime Duras, Le Parisien, par Thierry Dague (p. 18, avec une photo couleur). Brève critique d’une pièce de Duras créée au Théâtre de la Gaité-Montparnasse (Paris), Des journées entières dans les arbres. Pas de détail sur la mise en scène, l’essentiel de l’article porte sur Fanny Ardant. « Parfois, Duras tourne en rond, se répète » mais « lorsqu’on s’ennuie, on se raccroche à Fanny, qui fait un sort à chaque réplique et joue chaque scène comme si elle la vivait pour la première fois ».

 

Rameau superstar titre le Figaro et vous qui consacre une page entière à Jean-Baptiste Rameau pour le 250ème anniversaire de sa mort (par Thierry Hillériteau et Christian Merlin, p. 26, avec une photo couleur). Article long. Portrait du compositeur et énumération des « 113 dates » qui « rythmeront cette année Rameau 2014 ». Présenté comme le « Daft Punk des Lumières », Rameau est érigé au rang d’icône contribuant au rayonnement de la France à l’étranger : « opéras, concerts et expositions » vont lui rendre hommage « partout dans le monde ». Cet « ambassadeur du bon goût à la française » va « [triompher] » sur « les plus grandes scènes […] de la planète ». Il « est un de nos meilleurs produits d’exportation » et « ce sont les interprètes formés en France qui vont porter la bonne parole à l’étranger ».

Un Roi Lear dans la plus pure traduction, Libération, par René Solis, envoyé spécial à Villeurbanne (p. 26). Déçu par la mise en scène de Christian Schiaretti. Les costumes sont « du temps de l’ORTF » et cette création n’est que « du théâtre old school » qui brade le texte et fait tout « pour rendre la pièce accessible ». Pourtant, René Solis salue la « clarté de la langue » due à la traduction d’Yves Bonnefoy et le jeu de Serge Merlin. « Inoubliable. »


L’Empereur d’Atlantis
, joyau sauvé de Terezin, Libération, par Éric Dahan (p. 26, avec un dessin). L’article retrace l’histoire singulière de cette œuvre, la biographie de Viktor Ullmann. « Louise Moaty réussit un spectacle vivant et poétique » et les chanteurs sont « magnifiques ».

 

Alain Platel : un Tauberbach de bonne tenue à Chaillot, Libération, par Réné Solis (p. 27). Classé dans la sous-rubrique « Aussitôt vu », ce court entrefilet pose quelques mots sur la dernière création d’Alain Platel, présentée au Théâtre de Chaillot (Paris). « C’est par moments très drôle, d’autres fois plus laborieux, et toujours formidable quand on se fixe sur le danseur Romeu Runa ». La fonction de cet encart est d’abord de signaler la pièce au lecteur et lui montrer que le journal ne l’a pas ratée.

 

Maeterlinck explore les zones brumeuses de l’âme, Le Monde, par Fabienne Darge (p. 11). Directeur du Studio-Théâtre de Vitry, Daniel Jeanneteau présente « des Aveugles qui rendent tout à fait justice à l’art de Maeterlinck, dans leur intensité et leur simplicité d’approche ». Quelques mots sur Maeterlinck, quelques mots sur Daniel Jeanneteau, quelques mots sur le dispositif imaginé par ce « metteur en scène-scénographe ». Le « jeu est parfaitement tenu par le groupe d’acteurs » qui réunit professionnels et amateurs. « C’est peu de dire qu’on sort troublé, remué ».

 

José-Manuel Gonçalvès, directeur artistique de la Nuit Blanche 2014, Le Monde, non signé (p. 14). Six lignes quasiment identiques à celles parues dans Libération (elles reprennent sans doute le communiqué de la Mairie de Paris). À la seule différence qu’on apprend ici que José-Manuel Gonçalvès cumule plusieurs postes : directeur du CentQuatre, directeur de la prochaine Nuit Blanche, « directeur artistique du festival européen Temps d’images, coorganisé par Arte et le CentQuatre », « consultant pour des agences d’architecture, d’urbanisme et de paysagisme pour des projets nationaux et internationaux ».

 

La Croix : rien / L’Humanité : rien



Vendredi 31 janvier

 

À Angers, l’Amérique selon Robert Swinston, Libération, par Marie-Christine Vernay (p. 26, avec une photo couleur). La critique « danse » du journal donne des nouvelles du Centre national de danse contemporaine d’Angers (CNDC), où le nouveau directeur et chorégraphe américain « présente dès ce soir deux adaptations de pièces de son mentor, Merce Cunningham ». L’article comprend des propos rapportés (« Je suis convaincu que [l’œuvre de Merce Cunningham] est intemporelle », dit Robert Swinston) et fait état des projets du directeur qui compte inviter au CNDC des artistes comme Anne Teresa de Keersmaeker, Jean-Claude Gallotta, Cédric Andrieux et mettre en œuvre des programmes de coopération avec des compagnies américaines peu connues en France.

 

Brokeback Mountain, chic et toc, Libération, par Éric Dahan, envoyé spécial à Madrid (p. 26). Présentation de l’« opéra du compositeur new-yorkais Charles Wuorinen » sur un livret d’Annie Proulx, mis en scène par Ivo Van Hove et créé au Teatro Real de Madrid. La critique brocarde une mise en scène qui sombre « dans les pires travers du théâtre bourgeois, politiquement et esthétiquement correct ». « Inondé » de « sentimentalisme », le spectacle est « aux antipodes stylistiques du mélo subtil et économe d’Ang Lee » et « on ne croit pas une seule seconde à [la] passion ou [au] malheur » des deux amants.

 

Luk Perceval offre une vision universelle de Seul dans Berlin, Le Monde, par Brigitte Salino (p. 11, avec une photo couleur). Pleine page consacrée au roman d’Hans Fallada avec un article « littérature » de Nicolas Weill (Fallada, un regard réaliste sur l’Allemagne nazie) suivi d’une critique de l’adaptation théâtrale de Luk Perceval, présentée au Théâtre des Amandiers (Nanterre). Selon Brigitte Salino, « le spectacle a largement de quoi [intéresser] parce qu’il est simple » et qu’il « ne cherche pas à imposer un point de vue ». De la « scénographie épurée », sans « reproduction
historique », elle tire l’interprétation suivante : « oui, c’est l’Allemagne nazie, non, ce n’est pas que l’Allemagne nazie, ce pourrait être ailleurs, et, pourquoi pas, ici et maintenant ».

 

Kader Attou fait bouillonner sur scène les ombres et les fantômes du hip-hop, Le Monde, par Rosita Boisseau (p. 11). « Pure bombe ! Pur hip-hop ! La vitalité de The Roots, chorégraphiée par Kader Attou pour onze hommes, explose à la figure comme une canette de soda trop secouée. Chaud devant, ça ruisselle, ça bouillonne et ça n’arrête pas ». Yes ! Éloge. Biographie du chorégraphe. Rosita Boisseau déclare que cette pièce est « d’ores et déjà le succès de la saison » car elle compte « près de quatre-vingt-dix dates de représentation et l’année 2015 s’annonce aussi chargée. Lors de la création, en janvier 2013, cinquante-deux programmateurs étaient présents à La Rochelle, où Kader Attou dirige le Centre chorégraphique national depuis 2008 : tous ont acheté la pièce, faisant de The Roots, un "must" hip-hop ». Ici, c’est le nombre de dates vendues qui fait la valeur de la création.

 

À ce stade, on est en droit de se demander qui épuise qui et s’il est encore bien nécessaire de poursuivre notre petit jeu – ou s’il ne vaut pas mieux passer directement son week-end à regarder la télévision. De toute façon, les éditions de fin de semaine (samedi 1er et dimanche 2 février) ne sont pas différentes des précédentes. Plusieurs articles nécrologiques sont consacrés à la disparition du danseur Jean Babilée (Jean Babilée, mort d’un jeune homme, Le Figaro, par Ariane Bavenier ; Jean Babilée, éternel « Jeune Homme », Libération, par Édouard Launet ; Jean Babilée, le « fou
dansant
», Le Monde, par Rosita Boisseau). Week-end oblige, des journaux comme Libération publient de brefs papiers sur les spectacles à l’affiche dans un « Guide Culture » qui s’apparente à un « Officiel des spectacles ». Le Monde, lui, fait la part belle à des sujets plus légers dans son supplément pourtant baptisé « Culture et Idées ». Une pleine page est consacrée à un entretien avec l’actrice Agnès Jaoui, vedette de la comédie Les Uns sur les autres, présentée au Théâtre de la Madeleine (Paris). À l’instar de l’article du Parisien qui prend prétexte de la pièce de Jean-Marie Besset pour s’intéresser à l’orientation sexuelle de Molière, la journaliste s’éloigne très vite du théâtre pour demander à l’actrice de s’exprimer sur des sujets aussi divers que le « mariage pour tous », l’avortement, la pilule, la place des femmes dans la société, voire même l’anorexie (Mère, un si beau rôle ?, Le Monde, par Sandrine Blanchard). Seule la chronique de Michel Guerrin se détache du reste en s’intéressant aux récentes évolutions des politiques tarifaires pratiquées par le Festival d’Avignon, l’Opéra de Paris et le Louvre (Augmente ou crève, Le Monde). Auteur de chroniques et d’enquêtes, Michel Guerrin est l’un des rares journalistes de la presse quotidienne à porter un regard sur les politiques culturelles.

 

 

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À quoi aura donc servi cet épluchage ? Sans doute à confirmer des choses que l’on savait. Au premier titre d’entre elles : la polarisation des médias autour des spectacles présentés dans la capitale et en région parisienne. Sur les trente articles de cette semaine qui s’intéressent à à des créations, vingt d’entre eux portent sur des pièces présentées dans des établissements franciliens au moment où le journal paraît. Comme on peut s’y attendre, les journalistes vont surtout voir les spectateurs de celles et ceux qui dirigent l’institution : Muriel Mayette-Holtz, (directrice de la Comédie-Française), Luc Bondy (directeur du Théâtre de l’Odéon), Christian Schiarett (directeur du TNP de Villeurbanne), Kader Attou (directeur du CCN de La Rochelle), Robert Swinston (directeur du CNDC d’Angers).

 

Enfin, on ne sera pas étonné de voir que la ligne idéologique du journal informe le traitement des spectacles. Traditionnellement ancré à gauche, L’Humanité met à l’honneur les artistes rebelles, résistants, « en lutte », et donnne de l’écho à l’intervention de militants de la CGT Spectacle. A contrario, Le Figaro privilégie plutôt des genres comme l’opéra et l’art lyrique,. La Croix se situe cette semaine dans une mouvance assez semblable dans la mesure où ce titre n’aura livré que quatre courts articles portant essentiellement sur des œuvres classiques : celle de Lope de Vega, des tableaux baroques présentés à l’Opéra de Dijon ou encore une mise en scène de Siegfried de Wagner au Grand Théâtre de Genève. Les articles du Monde et de Libération se situent quant à eux au centre de l’échiquier en offrant des contenus plus généraux, consensuels et assez peu marqués politiquement, tandis que Le Parisien confond significativement « Loisirs et Spectacles » et s’intéresse plutôt à des formes de divertissements comme le one-man-show Desperate housemen, joué au Grand Théâtre du Point-Virgule par des humoristes qui ont fait leurs gammes à la télévision. Les journalistes renvoient donc consciencieusement leurs lecteurs aux représentations culturelles auxquelles ils sont le plus susceptibles d’adhérer et se gardent bien de toute tentative de déstabilisation, quitte à ce que leurs articles deviennent des reflets caricaturaux de l’état d’esprit de leur public supposé. Reste désormais à identifier les causes de cet épuisement.

 

(à suivre…)

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans la revue Volailles, n°4, avril 2014

 

 

[1] Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Éditions Christian Bourgois, 2008, p. 10
[2] Seul le journal Les Échos, dont le nombre moyen de numéros achetés s’élève à 122 149 exemplaires par jour, a été mis de côté en raison de son caractère spécialisé mais aussi par manque de place dans le cadre qui nous est imparti. Par ailleurs, je me suis contenté de lire les éditions papiers des quotidiens et non les éditions numériques, parfois augmentées d’articles inédits.
14.07.2013 − Le Monde diplomatique

Le temps d'un été, Copi libère “Libé”

Dessin © Copi

Alors que France Culture consacre un hommage à Copi qui fait entendre les témoignages de ceux qui l’ont fréquenté ou qui se passionnent pour son œuvre1, il existe un épisode de sa vie resté trop méconnu et qui mérite que l’on s’y intéresse. Ce feuilleton commence au début de l’été, en juin 1979, lorsque Libération accueille l’artiste argentin connu pour ses dessins, ses récits et ses pièces de théâtre. À l’époque, le quotidien ne ressemblait pas exactement à celui que l’on trouve en kiosques aujourd’hui : il en était à ses débuts, ne connaissait ni publicité ni actionnaire extérieur et tolérait en son sein de nombreuses formes de détournements. C’est par cette pratique que s’était notamment illustré Bazooka, le gang de graphistes punk qui, selon la formule de Serge July, avait « [foutu] la merde » en gangrénant Libé de sa « lèpre graphique »2. Quand Copi arrive dans les bureaux de la rue de Lorraine, il invente pour le journal un personnage sur mesure qui répond au doux nom de Libérett’. Sa naissance est annoncée en grande pompe, à la une, et puisque Libé est un journal engagé, le faire-part précise que cette nouvelle créature sera « une femme debout », militante, rebelle – tout l’inverse de la « femme assise » qu’il dessinait auparavant dans Le Nouvel Obs et qui ne daignait jamais se lever de sa chaise. Signe ultime de cette émancipation, « Libérett’ a une bite : c’est une vraie femme d’aujourd’hui »3. Quelque temps plus tôt, Libé avait engagé Hélène Hazéra, la première journaliste trans, et la trouvaille de Copi était à la fois une manière de lui faire un clin d’œil (douteux) et de lui emboîter le pas : après elle, voilà que débarquait Libérett’, trop contente de s’autoproclamer « premier personnage transsexuel de la bande dessinée »4.

 

Un trublion « con comme une bite »

 

Affublée d’une poitrine généreuse et d’un sexe d’homme, la petite mascotte déambule tout l’été dans le plus simple appareil entre les reportages, les brèves et les mots croisés. Son principe de fabrication est simple : chaque jour, Copi se rend dans les salles de montage, une bouteille de vin blanc à la main, un crayon dans l’autre, et commente l’actualité en intervenant directement sur les articles. Entre deux colonnes ou sur le coin d’une page, il griffonne Libérett’, la fait surgir là où on ne l’attend pas et lui offre même parfois une tribune à côté des gros titres.

 

Lâché dans l’arène, la trans décomplexée s’intéresse à tout mais uniquement à travers le prisme du sexe et de ses pulsions. Tous les sujets sont donc l’occasion d’une blague impertinente, provocatrice, voire franchement graveleuse. Par exemple, à l’heure où le Ministre de l’Intérieur défend un projet de loi pour faciliter l’expulsion des étrangers, Libérett’, jambes écartées et bite à l’air, s’en offusque aussitôt : « Mais si on les chasse qui va nous baiser ? », s’écrie-t-elle. Très vite, elle jette son dévolu sur les boat-people qui occupent alors une grande place dans le champ médiatique. Un jour, elle offre un bol de riz à un réfugié affamé et s’amuse de voir que « ça le fait bander » ; un autre, elle se masturbe à côté d’un article en regrettant qu’il n’y ait toujours pas de « cas de cannibalisme » dans les bateaux. Plus tard, elle dresse une conclusion résignée sur le sort des réfugiés vietnamiens en expliquant aux lecteurs qu’aucun pays « n’en veut parce qu’ils ont des petites bites ». Potaches, répétitifs, volontiers agaçants, les dessins de Copi font des ravages en raison de leur gratuité. En quelques coups de crayon, ils parviennent à désamorcer la gravité de l’information, quitte à en ruiner complètement le contenu et à lui faire perdre tout son sens.

 

Mais Libérett’ ne se contente pas de parler : elle baise. L’actualité lui fournit son lot de partenaires quotidiens (Pape, chômeurs, Palestiniens, etc.) et elle se livre avec eux à toutes les pratiques : exhibitionnisme, masturbation, fellation, sodomie, zoophilie, nécrophilie... Obsédée sexuelle notoire, débauchée et fière de l’être, elle est une sorte de personnage sadien propulsée dans les conflits du vingtième siècle. Dès lors, il n’est guère étonnant de la voir assouvir son goût du vice en squattant les pages des petites annonces, largement ouvertes aux homosexuels et aux prisonniers. Là, Copi dessine avec une liberté de ton ultra-provocatrice et pulvérise régulièrement l’illusion de l’annonce amoureuse qui, selon lui, n’attire jamais l’âme sœur mais plutôt un « nain sadique » ou un « nazi maso ». « Lecteurs », écrit-il comme pour lui-même, « qu’est-ce que je les plains »… Jour après jour, il customise ces feuilles de choux, les recouvre de slogans indécents et de dessins paillards, comme autant de graffitis qui orneraient le mur d’une pissotière mal famée. Pour le 14 juillet, il n’hésite pas à s’adresser directement aux détenus, leur dessine des cœurs et leur assure que « toutes les Libérett’ de Paris pensent à [eux] ». Sous son crayon, le démon priapique les fait saliver en leur donnant rendez-vous à la sortie : « On vous attend montés à bloc ! »

 

Libérett’ kamikaze

 

Le journal a beau être libertaire, cette épidémie est loin de faire l’unanimité et de nombreux lecteurs expriment leur indignation, leur exaspération, voire même leur dégoût devant tant d’« horreurs » quotidiennes. Deux dessins font particulièrement scandale. Le premier se moque de la libération d’Ahmed Ben Bella qui, selon la légende de Copi, « bande toujours ». Ce que Libérett’ vérifie en goûtant à son organe défraichi : « Ça sent le moisi ! », dit-elle. Quant au second, c’est une petite bombe d’humour noir lâchée entre deux annonces de « taulards » et qui représente un détenu désœuvré ayant mis fin à ses jours. Au-dessus, un funeste mot d’ordre : « Pendez-vous en pensant à elle ! » Suite à la levée de boucliers que ces dessins suscitent, Libération publie les courriers de lecteurs outragés qui s’insurgent de voir leur journal envahi par ces « chiures de mouche à merde »5 et implorent la rédaction de faire cesser le carnage dans les plus brefs délais. La figure du trans gêne, irrite et contrevient tellement aux bonnes mœurs que certains lecteurs avouent qu’ils n’osent plus feuilleter leur journal dans les lieux publics ni même le prêter à leur entourage le plus proche. Maîtresse dans l’art de la surenchère, Libérett’ leur fait redouter le pire : elle leur présente sa sœur…

 

Bientôt pourtant, la grogne gagne une partie de la rédaction qui digère mal le mélange des genres et la crainte permanente de voir ses articles piratés. Aussi, au moins d’août, les dessins de Copi se font de plus en plus rares et c’est très discrètement que Libérett’ fait ses adieux au public, dans une vignette qui annonce une « fin de mois difficile »6. Disparues prématurément, ces facéties barbares n’étaient sans doute pas destinées à durer : elles visaient plutôt à repousser les limites, transgresser les tabous, libérer les représentations sexuelles et imposer une indigne représentante de la minorité à côté des grands de ce monde. À un autre niveau, elles faisaient voir l’actualité tout entière à travers le prisme de la libido et révélaient grossièrement l’industrie médiatique sous son jour de machine à fantasmes.

 

Après ce sublime attentat, Copi continue à dessiner pour la presse satirique et pour le magazine Gai Pied. En 1982, Libération le rappelle et il revient avec Kang, un gentil kangourou qui se garde bien de commenter les informations. Le dessin est plus sage, plus policé, mais cela n’efface pas le souvenir de cette activiste indomptable, si proche de nous et en même temps si lointaine, difficile à imaginer aujourd’hui dans un grand quotidien : l’excentrique Miss Libérett’, « à poil, à voile et à vapeur »7 – sans doute la plus attachante des ordures.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans Le Monde diplomatique, le 14 juillet 2013



[1] « Copi, l’homme debout », par Ségolène Dargnies, réalisé par Lionel Quantin, Une vie, une œuvre, France Culture, 58 minutes, 13 juillet 2013. Avec les voix de : Isabelle Barbéris, Federico Botana, Thibaud Croisy, Delfeil de Ton, Serge Lafaurie, Jorge Lavelli, Marilú Marini, Jean-Michel Rabeux et Lionel Soukaz.
[2] Serge July, « Bazooka fout la merde. Le graphisme punk. La science-fiction visuelle devient quotidienne. », Libération, 12 août 1977.
[3] « Copi libère Libérett’ dans Libération », non signé, Libération, 27 juin 1979.
[4] Ibidem. L’allusion à Hélène Hazera n’était pas dénuée d’une certaine cruauté dans la mesure où Copi la réduisait à sa génitalité (poitrine, pénis). Pourtant, « à cette époque », dit-elle, « j’étais discrète, mignonne, et partout dans Libé, il y avait Libérett’ en train de sodomiser tout un chacun... Tout le monde me disait : "Mais Libérett', c’est toi, non ?" » (correspondance entre Hélène Hazera et Thibaud Croisy, 3 juillet 2013).
[5] « Libérez-nous de Libérett’ », Libération, 19 juillet 1979.
[6] Libération, 21 août 1979. L’ultime dessin figure à la une et montre Libérett’ s’en retournant « au marché », un sac à provisions sous le bras… Optimisme et pugnacité sont de rigueur : « Encore une passe », dit-elle, « et je m’achète un radis noir ! »
[7] « Copi libère Libérett’ dans Libération », op.cit.
18.07.2013 − Le Monde

Non au cumul des mandats

Nul ne s’y attendait mais ce 67ème Festival d’Avignon s’est ouvert sur fond de crise autour de la question des nominations des directeurs de théâtre. Il est vrai que les hasards du calendrier ont voulu qu’une douzaine de directeurs de centres dramatiques nationaux (CDN) arrivent au terme de leur contrat et que certains d’entre eux s’apprêtent à être remerciés. L’épisode est connu : il suscite toujours son lot de polémiques et de petites vexations. Pourtant, ces derniers mois, plusieurs directeurs sur le départ ont fait entendre leur voix en critiquant vertement les arbitrages du Ministère. C’est le cas de Jean-Louis Martinelli (Théâtre des Amandiers), de Daniel Benoin (Théâtre National de Nice) ou encore de Jean-Marie Besset (Théâtre des Treize Vents de Montpellier) qui n’a pas hésité à contester son non-renouvellement devant le Conseil d’Etat et qui a même menacé de saisir la Commission Européenne… avant de se rétracter et de déclarer forfait.

 

Devant le caractère arbitraire de certaines nominations, certaines frondes ont parfois été légitimes. En revanche, lorsqu’elles sont initiées par des directeurs orgueilleux qui tentent de conserver leur place par tous les moyens, elles s’avèrent beaucoup plus problématiques. Or le phénomène n’est pas rare. Depuis peu, les directeurs menacés ont recours à une nouvelle stratégie : vanter les mérites de la codirection, celle-là même qui leur permettra de se maintenir encore quelques années. C’est ce qu’a fait Jean-Louis Martinelli. L’idée peut paraître saugrenue car depuis son arrivée au Théâtre des Amandiers, en 2002, il n’a jamais institué ce mode de gouvernance mais à l’heure où sa reconduction s’annonce difficile, voilà qu’il s’impose naturellement à lui. En réalité, tout l'enjeu est de trouver une formule bien en phase avec l'air du temps – et les pouvoirs publics. Dès lors, la codirection devient, toujours selon Jean-Louis Martinelli, une formidable occasion de transmettre son savoir-faire « à un (ou une) plus jeune directeur » et même une « application concrète » du contrat de génération cher à François Hollande…

 

À Nice, c’est exactement le même projet qui a retenu les faveurs de Daniel Benoin. Au terme de quatre mandats à la tête du centre dramatique de la région PACA – et alors qu’il dirige aussi le Théâtre d’Antibes –, il n’est pas du tout assuré d’être reconduit. Heureusement, la codirection vient lui fournir un excellent prétexte pour démontrer la pertinence d’une cinquième candidature et satisfaire aux exigences du ministère de la culture, désireux de féminiser les postes de direction. Cette fois, Daniel Benoin se présentera en compagnie d’une femme : la comédienne Zabou Breitman, qu’il a également mise en scène. Devant la presse, les rôles sont bien distribués : d’un côté, Zabou s’enthousiasme pour les joies de la programmation mais reconnaît que « pour la gestion, [elle aura] besoin de l’aide de Daniel » ; de l’autre, « Daniel », un brin paternaliste, explique que « diriger le théâtre de Nice n’est pas une chose facile » mais lui promet de lui apprendre « tout ce qu’[il sait] » pour qu’un jour, « elle soit seule aux commandes ». Dans la foulée, c’est un comité de soutien people qui a volé au secours de Daniel Benoin et le député-maire de Nice, Christian Estrosi, s’est directement rendu à l’Élysée afin de plaider une « transition en douceur ».

 

Au-delà des problèmes d’ego et des caprices de star, ce refus de quitter les lieux témoigne d’une sorte de fonctionnarisation du métier de directeur qui n’est plus tant une responsabilité que l’on confie temporairement à un artiste qu’une voie dans laquelle faire carrière, en espérant souvent « obtenir » des établissements mieux dotés et plus prestigieux. À cet égard, Daniel Benoin ou Jean-Louis Martinelli sont emblématiques de cette vague de metteurs en scène que les précédentes politiques culturelles ont systématiquement maintenu dans l’institution jusqu’à ce qu’ils finissent par la personnifier. Par exemple, depuis 1987, Jean-Louis Martinelli a dirigé presque sans discontinuer (Théâtre de Lyon, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre des Amandiers) et il peut donc affirmer sans problème que son dernier mandat de douze ans pourrait être à nouveau prolongé. Dans un contexte où un artiste quitte un théâtre pour un « meilleur » selon un jeu de chaises musicales, on comprend aisément que l’accomplissement d’un seul et unique mandat soit vécu par Jean-Marie Besset comme un échec retentissant. Pourtant, il reste encore possible de ne confier qu’un seul mandat à un artiste, n’en déplaise à Frédéric Mitterrand qui a beau jeu de reprocher à Aurélie Filippetti d’avoir bafoué une prétendue « continuité républicaine ».

 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’épineuse question des nominations, sur l’opacité qui les entoure parfois, les jeux de pouvoir entre les collectivités locales et l’État, et la disparité des mandats à l’échelle nationale (trois ans pour certains quand d’autres restent vingt ou trente ans à la tête d’une maison). Quoi qu’il en soit, il est urgent d’appliquer au secteur de la culture deux principes que l’on s’efforce tant bien que mal de faire respecter – ou d’introduire – dans la sphère politique : la règle de la transparence dans les nominations et la limitation du cumul des mandats, sur laquelle Aurélie Filippetti s’est récemment engagée. D’une part, le public doit pouvoir être informé de ce qui détermine les tutelles dans la nomination d’un artiste et ce, par des comptes rendus plus fournis que les lapidaires communiqués du Ministère. D’autre part, il est impératif que les moyens de production ne restent pas entre les mains d’un petit nombre, qu’ils puissent régulièrement être remis en jeu et que la fonction de direction soit ainsi désacralisée, voire complètement bouleversée par des modes de gouvernance plus expérimentaux que la codirection. Peu d’artistes osent s’exprimer sur ce sujet par peur de se compromettre aux yeux des directeurs qui les emploient mais il est important de dire qu’un très grand nombre ne se reconnait pas dans ce système de baronnie qui fait de la culture un secteur à part, où les soi-disant lumières de l’esprit viendraient justifier une somme infinie de petits arrangements.

 

 

02.04.2013 − Rue89

Copi, la mémoire au frigo

Photo © Marc Enguérand

La récente disparition de Jérôme Savary, comédien, metteur en scène et directeur de théâtre, a été une nouvelle occasion de mesurer l’oubli dans lequel se trouve confiné un auteur dont il fut l’un des plus fidèles compagnons de route, à savoir Raúl Damonte Botana, plus connu sous le pseudonyme de Copi (1939-1987). Les articles nécrologiques ont rappelé à juste titre que Jérôme Savary était né à Buenos Aires, qu’il fut proche du mouvement « Panique » – cette avant-garde parodique fondée, entre autres, par Fernando Arrabal et Roland Topor –, qu’il était passionné par Offenbach, Shakespeare, mais très peu ont fait état de ce compagnonnage précoce et prolifique. Dès 1966, Copi et Savary avaient pourtant imaginé ensemble deux happenings, L’Alligator et Le Thé, sur des textes-canevas de Copi, formidable interprète de tango qui, deux ans plus tard, faisait une apparition dansée dans Le Labyrinthe d’Arrabal, mis en scène par Savary. Puis, ce fut Good Bye Mister Freud ! (1974), un opéra-tango dans lequel on pouvait voir Copi, en costume de Dracula, entonner les songs mélodramatiques et burlesques qu’il avait composées pour l’occasion, aux côtés de Savary en Monsieur Loyal et de la jeune Micheline Presle en Mimi Pinson. Enfin, en 1978, après cette super production du Grand Magic Circus, Jérôme Savary créa une autre pièce de Copi : L’Ombre de Venceslao avec Marcia Moretto, à qui les Rita Mitsouko dédièrent plus tard une chanson qui connut la fortune que l’on sait.

 

Quelques décennies ont passé et Copi est devenu aujourd’hui l’un des spectres les plus refoulés – et donc les plus insistants – du théâtre contemporain. Il est l’éternel oublié, celui que l’on omet de citer, dont on ne sait plus quoi dire, même s’il demeure encore bien présent dans les mémoires et que ses pièces sont fréquemment montées, notamment par de jeunes compagnies. Au fil des ans, la mémoire de ceux qui ont connu, vu et entendu Copi disparaît progressivement : un grand nombre de ses amis ou de ses collaborateurs sont morts du sida quelque temps après lui, tandis que d’autres ont été emportés plus récemment. Comme son éditeur historique, principal soutien et personnage récurrent de ses romans, Christian Bourgois ; la comédienne Marucha Bo, qui avait joué dans Eva Peron et qui fut, selon Jean-Pierre Thibaudat, « la plus belle actrice de la scène parisienne » des années soixante-dix, « la plus impériale »1 ; et, ces dernières semaines donc, Jérôme Savary.

 

Pour l’œuvre de Copi, cela est particulièrement dommageable car il existe finalement assez peu de documents et de témoignages qui la renseignent, sans compter l’absence de tout véritable projet de réédition. Poète de la dissémination et de l’oubli, Copi n’était certes pas un homme d’archive au sens où il ne fétichisait pas ce qu’il créait et semblait même parfois y accorder très peu d’importance, plaçant tout dans l’étincelle et l’élégance de l’instant. Cette désinvolture, ou cette insouciance – cette désacralisation du geste, en tout cas – est explicitement revendiquée dans les premières lignes du Bal des folles. « C’est la troisième fois depuis un an que je commence à écrire ce roman dont le sujet ne doit pas m’intéresser tellement », confesse le narrateur. « Quand j’arrive au bout d’un cahier […], je le perds le jour même. Et comme j’oublie tout ce que j’écris, je dois recommencer de zéro »2. Zéro : c’est tout de même bien ce qu’il risque, à terme, de nous rester de Copi, mais c’est sans doute aussi l’avènement de ce vide, de ce rien, de ce « livre blanc » – pour reprendre l’un de ses titres – que Copi avait lui-même programmé pour la postérité. En témoignent ces conseils nihilistes que l’auteur de L’uruguayen dispense à son lecteur : « Je vous serai donc bien obligeant de sortir votre stylo de votre poche et de rayer tout ce que je vais écrire au fur et à mesure que vous le lirez. Grâce à ce simple artifice, à la fin de la lecture il vous restera aussi peu de ce livre dans la mémoire qu’à moi, puisque, comme vous l’avez probablement déjà soupçonné, je n’ai pratiquement plus de mémoire »3.

 

Ce désir de créer et de disparaître, de s’oublier soi-même et d’être oublié par tous participe de la figure que Copi avait construite à son propre usage : celle de l’artiste exilé, sans patrie, sans langue, et dont l’amnésie était augmentée par sa consommation excessive d’alcool et de paradis artificiels. Pourtant, dans les faits, ses textes et ses représentations persistantes agrègent paradoxalement une somme impressionnante de références culturelles hétéroclites et apparaissent comme les réceptacles – en même temps que les résidus – de la mémoire collective d’une époque et, surtout, de la sienne propre.

 

« Sortir ! »

 

Cet art du retrait, de la disparition par les coulisses, voire même de l’annulation pure et simple de soi, Copi l’a pratiqué toute sa vie. Il s’agissait à la fois d’une manière de théâtraliser son existence, d’entretenir les rumeurs à son sujet et de poursuivre un incessant dialogue avec les morts – avec ceux du passé comme avec ceux à venir. Figure incontournable des « années Palace », grand amateur de la vie nocturne parisienne, squatteur de frontières poreuses et de lieux interlopes, il se délectait de cet art de la disparition qui le laissait entrevoir partout – et surtout là où il n’était pas.

 

La disparition de l’entourage de Copi ranime chez les curieux de son œuvre le « démon de l’archive », que lui-même entretenait déjà de son vivant en pratiquant la fausse signature, la contrefaçon, le travestissement. S’ouvre alors un jeu de pistes sans fin, kaléidoscopique, faisant perdre pieds à l’enquêteur et le renvoyant à sa propre folie ontologique, à sa propre peur du vide. Les récentes disparitions de ses proches nous endeuillent donc, mais elles nous invitent simultanément à un nouveau voyage dans la mémoire, que les plus méticuleux accompliront en croisant les références, en se mettant en quête d’archives et d’origines (perdues ?), en se livrant en tout cas à l’une des courses ontologiques les plus fortes – et les plus folles – de notre époque. Pendant ce temps, on songe au sourire imperturbable de Copi, qui a pris soin d’aménager sa propre dérobade, de s’éclipser par la petite porte et de laisser ses survivants s’évertuer à en retrouver les clefs.

 

Il est difficile, et parfois même impossible, de lutter contre l’effacement des traces ; il n’est pas inutile, en revanche, de se demander qu’en penser. Cet effacement dépasse d’abord Copi, ou l’enveloppe, dans un même mouvement de page qui se tourne, définitivement, sur une époque spécifique : celles des années soixante et soixante-dix, érigées en véritable mythe contre-culturel par la génération qui s’y est retrouvée propulsée (ce que moque d’ailleurs Copi dans La Vie est un tango, l’un de ses plus beaux romans sur le mythe révolutionnaire et l’oubli). Cette disparition des sources et des témoins marque aussi paradoxalement le début d’une renaissance ou, du moins, d’une ouverture de l’œuvre : l’artiste meurt une seconde fois, comme les personnages de ses pièces, se libère de ceux à qui il était attaché – ou qui le retenaient – et se montre prêt à se faire furieusement dévorer par une nouvelle génération de lecteurs, d’acteurs, de metteurs en scène. « On n’est pas des cannibales mais on a besoin de calories ! »4

 

Cette « perte de mémoire » est donc peut-être la meilleure chose qui puisse arriver à un auteur comme Copi car elle nous renvoie à ce presque rien dont est constituée son œuvre narrative, dessinée, dramatique : quelques traits fins sur le papier, écrits ou dessinés, un reste modeste, minime, nous rappelant, à l’ère où l’on entasse les mètres linéaires et les données numériques, que qui peut le moins peut le plus. Cette œuvre qui n’a de cesse de mettre en scène des personnages épiques et minuscules, dévorés par leurs amours, leurs familles, leurs amis, essayant désespérément de sortir des clans, de trouver la chatière, le colimaçon, le passage secret pour s’échapper, est en train de se montrer sous un nouveau visage, à l’abri des mignardises carnavalesques dont on l’affuble volontiers. Délivrée de ses automatismes, de ses réflexes identitaires de private joke, cette œuvre pourra enfin nous parler depuis sa plus extrême étrangeté. Certaines pages qui se tournent sont comme des titres de propriété qui deviennent obsolètes, des phénomènes de capture qui arrivent à terme : elles marquent la fin d’une « mémoire établie », univoque, fossilisée et permettent à chacun de s’en réapproprier les débris pour en réinventer les mondes engloutis. Bref, de percevoir autrement ces humeurs inquiètes et mélancoliques qui n’appartiennent qu’aux très grands auteurs mineurs de l’histoire de la littérature.

 

 

Isabelle Barbéris et Thibaud Croisy

Paru sur Rue89, 2 avril 2013



[1] Jean-Pierre Thibaudat, « Mort de l’actrice Marucha Bo, inoubliable femme de "Luxe" », Théâtre et Balagan, Rue89, 25 janvier 2013
[2] Copi, Le Bal des folles, Éditions Christian Bourgois, 1977, p. 9
[3] Copi, L’uruguayen, Éditions Christian Bourgois, 1972, p. 9
[4] Copi, Loretta Strong, Éditions Christian Bourgois, 1978, p. 109
01.10.2013 − Volailles

Crowdfounding : splendeurs et misères du nouveau mécénat culturel

"Money Environment", Mladen Stilinović (1980)

Les artistes le savent bien : trouver de l’argent pour créer n’est jamais chose facile et la recherche de financement peut parfois virer au parcours du combattant. Pour tous ceux qui seraient lassés de jouer les courtisans, qui ne parviennent jamais à arracher le moindre budget ou qui en ont tout simplement marre d’aller chercher de l’argent « en haut », un nouveau dispositif leur propose de le récolter « par le bas », c’est-à-dire en sollicitant leurs semblables : les particuliers. Baptisé crowdfunding (en français : « financement par la foule »), cette économie alternative s’apparente à une sorte de micro-mécénat privé. Finis les vide-greniers et les ventes de gâteaux qui ne rapportaient que de maigres deniers, il suffit désormais de rester chez soi, d’aller sur internet et de s’inscrire sur une plate-forme de financement participatif. Là, le principe est simple : l’entrepreneur présente son projet en quelques lignes, fixe une somme d’argent à réunir et dispose d’un temps limité pour réussir sa collecte. S’il y parvient, il la perçoit dans son intégralité – et même avec un excédent dans le cas où l’objectif serait dépassé – mais s’il échoue, tous les fonds sont perdus. Derrière leur ordinateur, les autres internautes sont invités à financer les projets en ligne et, selon les plates-formes, à devenir donateurs, créanciers ou actionnaires. Il est donc possible de faire un simple don (Kisskissbankbank.com, Ulule.com, TousCoprod.com), de prêter de l’argent à taux zéro ou avec des intérêts (Babyloan.org), ou encore d’investir dans un projet et de percevoir des dividendes si celui-ci génère des bénéfices (MyMajorCompany.com).

 

Cette nouvelle pratique – qui va de la pure philanthropie au micro-business – connaît actuellement un succès considérable, notamment aux États-Unis où la culture du mécénat est très développée. Selon le site crowdsounding.org, environ 1,12 milliards d’euros ont été récoltés en 2011 sur les quelques 450 plates-formes qui existent à travers le monde (un chiffre en hausse de 72 % par rapport à l’année précédente) et, au terme de l’année 2012, le total des fonds amassés a encore progressé de manière spectaculaire (+ 80 %). Régulièrement, des collectes battent des records, comme le projet de long-métrage de Zach Braff, Wish I was here, qui a recueilli 2 millions de dollars en seulement cinq jours grâce à plus de 31 000 mécènes1. Aujourd’hui, de nombreux économistes, tels que Jeremy Rifkin, considèrent même que le crowdfunding contribue à l’émergence d’une « troisième révolution industrielle »2 fondée sur l’économie du partage et de la collaboration. Grâce à l’essor d’internet et au développement des réseaux sociaux, les consommateurs communiquent, se rapprochent, s’organisent et réinventent ensemble les usages, y compris ceux des produits culturels. À l’heure qu’il est, la pratique a d’ailleurs un temps d’avance sur la législation française et la ministre déléguée aux PME, à l’innovation et à l’économie numérique, Fleur Pellerin, s’est montrée déterminée à le rattraper en créant une mission chargée de mieux encadrer le crowdfunding3. Elle devrait livrer ses conclusions à la fin de l’année 2013.

 

Le mendiant de l’amour 

 

En France, le crowdfunding se popularise depuis peu, surtout à travers des sites de dons comme Kisskissbankbank et Ulule, créés dans le courant de l’année 2010. Tous deux imposent des contraintes assez semblables : une gamme de dons à laquelle correspond une échelle de contreparties symboliques (plus les dons sont élevés, plus les contreparties sont alléchantes), un temps de collecte limité à 90 jours, et, en cas de réussite, le prélèvement d’une commission de 8 % TCC sur les fonds récoltés (c’est-à-dire 8 € si la collecte s’élève à 100 € et 800 € si elle atteint 10 000 €). Kisskissbankbank et Ulule hébergent des projets qui s’inscrivent dans de nombreux secteurs (écologie, éducation, humanitaire, journalisme) mais ces sites font essentiellement la part belle aux projets culturels (spectacle vivant, art contemporain, cinéma, musique, créations de festivals, éditions de revues…). Les artistes qui les utilisent ont d’ailleurs des ambitions très différentes. Collapse, un groupe de rock grenoblois, cherche 2 500 € pour enregistrer son deuxième album. La compagnie de théâtre Les Dégivrées entend réunir 3 000 € pour  jouer sa pièce, Ça va être pénible, dans le Off du Festival d’Avignon 2013. Quant au journaliste Denis Robert, il a besoin de 25 000 € pour produire son film documentaire sur François Cavanna, écrivain, dessinateur et créateur de Charlie Hebdo et Hara-Kiri. Selon Kisskissbankbank, 60 % des collectes réussissent. La plupart d’entre elles représentent quelques milliers d’euros mais elles peuvent aussi atteindre des chiffres bien plus élevés, à l’instar des 15 000 € récoltés par Delphine Lanson pour tourner son premier long-métrage, Naître Père, un documentaire sur la gestation pour autrui sorti en mars 2013.

 

La grande révolution du crowdfunding, c’est qu’il facilite considérablement la pratique du don – et qu’il la remotive. Grâce au paiement en ligne, dématérialisé, et à la solitude totale dans laquelle se fait la transaction, le rapport à l’argent devient décomplexé et l’opération, plus fluide. Le donneur n’a plus à sortir un billet de son portefeuille, il lui suffit simplement de se laisser guider par une interface accueillante et colorée qui lui ôte le désagréable sentiment de faire l’aumône. De plus, chaque don s’accompagne d’un contredon qui permet, en règle générale, de jouir gratuitement du produit fini (le mécène reçoit un exemplaire du disque, une invitation pour aller voir le film ou la pièce de théâtre), ce qui est censé créer un lien social et affectif entre les acteurs de l’échange. Grâce à la page web consacrée au projet, les artistes peuvent même informer les donateurs de l’avancée de leur création et, une fois celle-ci menée à terme, certains vont jusqu’à organiser un événement festif pour remercier leurs généreux contributeurs (concert privé, rencontre, soirée). Dans cette économie partageuse, le public internaute a donc le sentiment de nouer un contact réel avec les artistes et les autres spectateurs, de faire partie d’une communauté d’intérêts et, surtout, de négocier directement avec les créateurs, sans l’intervention d’un tiers. En devenant mécène, ce public s’autonomise et reconfigure son rapport à l’institution : il ne vient plus seulement porter un jugement de goût sur une œuvre déjà créée mais il examine un projet en amont, lui reconnaît une légitimité (ou non) et lui accorde (ou non) le « droit d’exister » – usurpant par là une partie des prérogatives des producteurs traditionnels.

 

« The show must go on » (ad. lib.)

 

Vincent Ricordeau, l’un des co-fondateurs de Kisskissbankbank, dresse un constat pour le moins étonnant. « Plus la crise s’accentue », dit-il, « plus notre modèle prospère : les gens ont envie de se regrouper pour faire naître des projets »4. Autrement dit, en période de crise, les citoyens auraient besoin de retrouver du sens, du lien, de se montrer solidaires les uns avec les autres et ils profiteraient du crowdfunding pour soutenir de petites initiatives et se rapprocher de ceux qui les portent. Sans doute. Pourtant, à l’autre bout de la chaîne, il n’est pas sûr que les artistes utilisent ces plates-formes pour les mêmes raisons car le recours au financement participatif est aussi une conséquence du désengagement de certains producteurs. En effet, quand la priorité est de faire des économies budgétaires – c’est-à-dire quand les crédits alloués aux trois quarts des ministères sont réduits et que ceux du ministère de la culture sont amputés de 3,2 % à 4,3 %5–, certaines structures refusent de prendre trop de risques, préfèrent parier sur des valeurs sûres et consacrent moins d’argent pour soutenir les projets plus fragiles ou expérimentaux. Dans ce contexte, les créateurs n’hésitent plus à appeler le public à la rescousse en lui demandant de produire les projets que les établissements culturels ou les dispositifs d’aide ne soutiennent pas ou peu. Solliciter la foule, c’est donc ici un pis-aller, une solution pour commencer – ou continuer – quand même à créer.

 

Pour d’autres artistes qui s’inscrivent dans une économie déjà plus confortable, le crowdfunding est parfois un moyen astucieux pour boucler un budget. Par exemple, Nani Moretti a fait appel aux contributeurs de PeopleForCinema pour financer son dernier film, Habemus Papam, et Davy Chou, réalisateur du documentaire Le Sommeil d’or, a lancé une collecte de 10 000 € lorsqu’il a appris que la région Île-de-France ne lui accordait pas l’aide à la post-production sur laquelle il comptait6. Dans les deux cas, le public dépanne. Ne serait-il pas aussi un peu pigeon ? Si, répond un groupe d’utilisateurs d’Ulule qui s’indigne qu’une collecte ait été lancée par Fidélité Films, l’une des plus grosses maisons de production françaises. En avril 2013, celle-ci a sollicité la générosité du public pour financer une partie de L’homme que l’on aimait trop, le prochain film d’André Téchiné avec Catherine Deneuve et Guillaume Canet, ce qui a aussitôt provoqué l’inquiétude des petits porteurs de projets qui y ont vu là une forme de concurrence déloyale. « Un film d’André Téchiné […] a-t-il vraiment besoin d’appeler à l’aide participative pour boucler son budget ? », demandent-ils dans une lettre ouverte aux fondateurs du site. On peut légitimement se poser la question. En fait, ce qu’ils soupçonnent surtout, c’est que la maison de production cherche à récolter 25 000 € pour couvrir des frais superflus : « les remboursements de taxi » ou le « budget régie pour les Pépitos »7, ironisent-ils. À moins qu’il ne s’agisse d’une vaste opération de communication visant à faire la promotion d’un film avant sa sortie et à se constituer un public d’avance…

 

Cet exemple en dit long sur l’instrumentalisation de l’économie participative et sur ses possibles dérives. Il reste cependant isolé car les projets hébergés par Kisskissbankbank et Ulule sont principalement portés par des associations de petite taille ou des particuliers, dont de nombreux jeunes. Mais curieusement, les projets qui se concrétisent grâce à ces modes de financement rendent très rarement compte du contexte particulier dans lequel ils naissent. Ce sont souvent des créations qui affichent une bonne santé de façade – comme si de rien n’était – et qui masquent habilement la précarité dans laquelle elles voient le jour et la fameuse crise dont elles pâtissent pourtant. D’un côté, le crowdfunding s’inscrit donc dans la pratique du do it yourself puisqu’il consiste à réaliser un projet de manière complètement autonome mais de l’autre, il vide cette pratique de tout son contenu esthétique et politique. Dans les années soixante-dix, la culture do it yourself était un moyen de revendiquer clairement sa marginalité et de maintenir ses distances avec l’institution pour conserver une indépendance artistique et inventer un nouveau rapport au public. À l’inverse, la plupart des projets accueillis aujourd’hui sur les sites de crowdfunding espèrent s’insérer au plus vite dans les circuits de la grande distribution. Le financement participatif s’apparente alors à un « coup de pouce » ou à une mesurette qui permet de réaliser un objet de la même facture que ceux de la création subventionnée. Cette stratégie peut aider à réaliser ses désirs à un moment donné certes, mais elle semble toutefois assez difficilement viable sur la durée. Sauf succès immédiat, la précarité revient vite au galop.

 

We are family !

 

Qui porte un projet éprouve souvent le désir de le faire partager et de fédérer autour de lui un vaste groupe de gens. Pour les artistes comme pour les producteurs, créer une communauté est un enjeu important car celle-ci constitue la preuve, sans doute rassurante, qu’un public existe, s’intéresse et se montre attentif à l’évolution d’un travail sur la durée. Mieux que le spectateur venu par hasard, on cherche surtout le spectateur concerné. Soucieux d’établir des liens étroits et pérennes avec les membres du public, certains sont même allés jusqu’à les contractualiser. Des compagnies proposent ainsi à des spectateurs de s’acquitter de droits d’adhésion pour devenir membres actifs ou bienfaiteurs tandis que des établissements invitent leurs plus fidèles clients à faire partie d’un club ou d’une association d’amis. L’intérêt pour l’art ne s’exprime plus seulement par une présence ou un regard mais par un soutien financier, un don d’argent censé témoigner d’un engagement supérieur. Pour ne donner qu’un seul exemple, le Théâtre de l’Odéon a récemment créé Le Cercle de l’Odéon, une association de mécènes qui regroupe aussi bien des entreprises que des particuliers – ou, comme le dit la plaquette promotionnelle, tous les « amoureux de la scène et des artistes […] pour qui la création est une raison d’être »8. Contre 200 €, 500 €, 1 000 € ou plus, Le Cercle réserve à ces happy few plusieurs événements privilégiés : un suivi des différents processus de création, des dîners entre membres, une présentation de la saison à venir « en avant-première exclusive »9 ou encore la possibilité d’organiser une visite privée du prestigieux théâtre national. Il s’agit bien là d’une forme de financement participatif pour faire entrer des fonds supplémentaires dans les caisses mais au vu des tarifs proposés, cette pratique s’adresse à un public aisé et ne peut finalement réunir que la communauté des gens qui ont de l’argent. Au fond, ce n’est qu’un plaisir de classe. Donc tout l’inverse du crowdfunding grâce auquel tout le monde peut entrer dans le cercle, y compris les contributeurs les plus pauvres.

 

Faut-il alors y voir une démocratisation des privilèges culturels ? Peut-être. Ou la démocratisation d’une illusion. Car sur ces sites internet, il n’y a « communauté » que dans la seconde où le mécène procède au virement en ligne et le jour où il reçoit ladite contrepartie dans sa boîte aux lettres. Force est de constater que c’est là une bien pauvre conception de la communauté. Dans les faits, il n’existe d’ailleurs aucune action commune : en versant de l’argent, le contributeur prête son concours à la réalisation d’un projet et épouse temporairement l’objectif poursuivi par un tiers mais il reste toujours spectateur du processus. Il n’y participe pas (si ce n’est financièrement). Cette économie dite « collaborative » joue donc sur le désir de sociabilité de l’internaute (celui de nouer une relation, d’appartenir à une communauté) pour vendre un pseudo-lien agrémenté d’une petite satisfaction : celle de se savoir mécène et de « soutenir la création ».

 

« Nous visons à hacker le système », déclare pourtant Vincent Ricordeau, « pas à le dupliquer »10. À l’origine, il est vrai que les sites de crowdfunding faisaient office de salon des refusés pour les projets qui étaient boudés par les institutions mais aujourd’hui, il faut bien reconnaître que ces sites sont devenus autant de viviers où prolifèrent des projets extrêmement variés. En d’autres termes, ce sont de nouveaux marchés. Pour espérer recevoir des dons, il est donc impératif de se démarquer, de séduire le public et de développer des arguments convaincants afin qu’il adhère à un projet, qu’il se sente proche de la communauté qui le porte et qu’il ait envie de témoigner de cette proximité par de l’argent. Autrement dit, si les créateurs ne se vendent plus aux établissements culturels, ils se vendent désormais à la foule… qui n’est pas forcément plus facile à convaincre. Pour y parvenir, Kisskissbankbank prodigue à ses clients un conseil pour le moins éloquent : « buzzez autant que vous pourrez »11. Étant donné que la collecte ne peut se faire que par internet, les créateurs sont encouragés à exploiter leur réseau (en envoyant des mails, en publiant l’information sur Facebook, en la relayant sur Twitter), ce qui les incite aussi à capitaliser des contacts car plus leur communauté virtuelle est étoffée, plus il y a de chances que les contributeurs soient nombreux. Dorénavant, chaque lien est vu à travers le prisme de l’argent et tout le monde devient un donneur potentiel, y compris ces gens que l’on n’a pas vu depuis longtemps, y compris ceux que l’on ne connaît pas. Elle est bien loin, l’utopie de la communauté, puisqu’en définitive, l’identité des mécènes importe peu. Ce qui compte, c’est le rendement (le nombre de contributeurs que l’on parviendra à capter) et pour faire exploser le compteur, les sites rivalisent de conseils, camemberts et graphiques à l’appui. « Commencez par écrire à toute votre communauté », recommande Kisskissbankbank. « Dans un deuxième temps, créez des boucles [de] mails adressées à des cercles de connivences (environ 10 personnes qui se connaissent entre elles) » afin de « transmettre une information de plus en plus personnalisée. Par la suite, n’hésitez pas à écrire à vos contacts les uns après les autres »12. Voilà maintenant que les créateurs qui voulaient faire de l’art se retrouvent propulsés dans la course frénétique du e-marketing et qu’ils consacrent une grande partie de leurs efforts à communiquer sur un projet qu’ils n’ont même pas réalisé.

 

Au terme du processus, on distingue schématiquement deux grands types de collectes. Les plus modestes mobilisent surtout leur entourage, le cercle proche (la famille, les amis, les connaissances – autant de gens qui ne portent pas forcément beaucoup d’intérêt au projet mais qui donnent d’abord de l’argent en raison du lien affectif qu’ils entretiennent avec le créateur). Les collectes d’envergure, elles, parviennent à toucher le grand public dès lors qu’elles impliquent une célébrité, qu’elles se battent pour une grande cause ou un enjeu de société. Si la maison de production d’Agnès Varda a réussi à récolter près de 50 000 € pour restaurer la copie des Parapluies de Cherbourg par exemple, c’est parce qu’elle a su mobiliser tous les amoureux de Jacques Demy et de Catherine Deneuve. Quant aux 15 000 € du film Naître père, c’est une somme qui a sans doute pu être collectée grâce à la générosité des internautes qui militent ou s’intéressent de près à la GPA et qui souhaitaient voir un documentaire sur le sujet. Comme en témoignent ces deux cas, le crowdfunding laisse au public la liberté de produire tout ce qu’il veut consommer et d’écarter du même coup tout ce qui lui déplaît. Il gère lui-même sa propre offre culturelle en tant que masse – car les projets en ligne ne peuvent voir le jour qu’à condition que la demande soit suffisante. Dans cette économie, l’artiste n’impose plus son geste indépendamment des goûts et des attentes du public mais il se soumet au verdict de la foule, ce qui peut aussi l’encourager à adapter son projet à la demande supposée. Cette stratégie n’est pas sans faire écho à celle que décrit Paul Valéry dans Tel quel, à propos des différentes manières de « se dresser un public ». « Devenir "grand homme" », écrit-il, « ce n’est que dresser les gens à aimer tout ce qui vient de vous ; à le désirer. – On les habitue à son moi comme à une nourriture, et ils le lèchent dans la main. Mais il y a deux sortes de grands hommes : – les uns, qui donnent aux gens ce qui plaît aux gens ; les autres, qui leur apprennent à manger ce qu’ils n’aiment pas »13. Inutile de préciser que le crowdfunding fait plutôt la part belle aux premiers et que les seconds n’y ont pas leur place.

 

Politique de l’argent

 

Quelques clics permettent d’en avoir le cœur net : sur Kisskissbankbank et Ulule, très peu de surprises attendent l’internaute, beaucoup d’initiatives se ressemblent et les projets « subversifs » sont extrêmement rares, voire inexistants. Les fondateurs de Kisskissbankbank expliquent pourtant que sur les 300 projets reçus chaque semaine, seul un quart est validé et mis en ligne ; il n’en reste pas moins que le site ressemble à une sorte de fourre-tout où naissent des collectes qui, sans lui, n’auraient peut-être jamais vu le jour. Ce qui étonne aussi, c’est la présence de jeunes artistes qui, malgré leur précarité, souhaitent réunir des sommes d’argent relativement importantes et ne cherchent pas à revoir leurs ambitions à la baisse, à créer avec les maigres moyens qu’ils ont à disposition. Ils semblent tout à fait étrangers à l’idée qu’ajuster ses désirs à la réalité – ou au contexte dans lequel on se situe – n’est pas forcément synonyme de renoncement mais permet parfois de concrétiser ses projets de manière beaucoup plus inventive et personnelle. Mais ce n’est sans doute pas une plate-forme de mécénat qui exaltera les vertus de l’art pauvre.

 

En définitive, les entrepreneurs qui parviennent à tirer profit de cette économie ne sont pas tant les porteurs de projets culturels ou artistiques que ceux qui proposent des services. C’est, par exemple, la mise en place du site www.questionnezvoselus.com, première plate-forme indépendante d’échanges directs entre les citoyens et les élus de la République. C’est l’association « Gouine comme un camion » qui souhaite faire défiler un char à la Marche des Fiertés pour donner une visibilité à l’homosexualité féminine et continuer à faire entendre ses revendications en faveur de l’égalité des droits. C’est encore, dans un tout autre genre, la création d’un camping urbain, artistique et écologique sur les quais de l’Estaque, à Marseille. Pour l’internaute qui est sans cesse amené à évaluer le degré de nécessité de chaque projet, faire un don en vue de défendre une cause ou de soutenir une initiative citoyenne peut sembler bien plus urgent que de contribuer à la création d’une énième mise en scène du Médecin malgré lui. Ce qui continue pourtant à poser question, c’est que ces services sont principalement financés par un public « acquis » (la communauté des futurs usagers) alors qu’il serait peut-être plus intéressant, politiquement, de collecter des fonds auprès de pouvoirs publics ou d’investisseurs privés qui pourraient s’engager publiquement en faveur dudit projet et le promouvoir auprès d’autres publics. Cela permettrait de faire bouger les lignes, de décloisonner les économies et d’introduire de la mixité entre les différentes couches de la population. C’est ici que se pose avec encore plus d’acuité la question de l’objectif poursuivi : faut-il collecter de l’argent auprès de sa communauté pour réaliser son projet le plus vite possible et tel qu’il a été rêvé ou bien alors refuser cette facilité et solliciter l’engagement économique, politique et moral d’investisseurs qui ne sont pas acquis d’avance, au risque de ne pas tout faire tout de suite ? Tel est bien le dilemme à trancher.

 

Enfin, pour clore cette réflexion, peut-être faut-il réinterroger encore plus directement le discours tenu par les sites de crowdfunding et s’étonner que la notion de soutien y soit réduite à la seule question de l’argent. Si le sens du mot est ainsi appauvri, cela est peut-être la conséquence d’une certaine pratique de la production qui se limite aujourd’hui trop souvent à la simple allocation d’un budget et s’exonère de tout dialogue de fond. Quand le producteur ne collabore pas avec l’artiste, quand il n’y a pas d’échange entre les deux, il n’existe plus vraiment de différence entre le fait de solliciter un opérateur-portefeuille et de réaliser une collecte auprès d’une foule anonyme. Dans un ultime paradoxe, recevoir directement de l’argent du public apparaît même parfois comme une marque de confiance et comme le signe d’un engagement plus gratifiant que d’obtenir un budget d’un producteur indifférent, voire absent.

 

L’engouement pour le crowdfunding prouve aussi que certains publics ne veulent plus se contenter de consommer naïvement des produits culturels mais qu’ils souhaitent désormais « mettre la main à la pâte », s’impliquer dans un processus de production et formuler éventuellement un discours sur leur pratique de spectateurs, tout en continuant à rester des publics. Ces consommateurs émancipés se montrent désireux d’accomplir un « travail contributif »14, c’est-à-dire de tirer profit des nouveaux outils de communication pour apporter leurs ressources personnelles (leur argent et pourquoi pas leurs savoirs) aux professionnels et aux autres membres du public. Pour les artistes et les opérateurs, tout l’enjeu est donc d’inventer des formes qui permettront d’organiser intelligemment ces contributions, de les inscrire dans un processus et, surtout, de les transformer en actes. Incontestablement, les mutations induites par les dispositifs participatifs redéfinissent les contours et les prérogatives de la fonction « public » mais reste à voir comment chaque instance se les appropriera et si le développement de cette mise en réseau pourra réellement apporter un supplément d’âme à l’économie de la culture.

 

Ou si ce n’est qu’une utopie de plus.

 

 

Thibaud Croisy

paru dans la revue Volailles, octobre 2013



[1] « Crowdfunding : les 2 millions de dollars du nouveau film de Zach Braff financés en cinq jours », Blog « Big Browser » hébergé par Le Monde.fr, 29 avril 2013
[2] Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Éditions Les liens qui libèrent, 2012
[3] Sandrine Cassini, « TPE : la voie étroite du "crowdfunding" », Le Monde, 25 mars 2013
[4] Gilles Donada, « Grâce au mécénat solidaire, Kisskissbankbank veut encourager la créativité et l’optimisme », Pèlerin, 7 novembre 2012
[5] Nathaniel Herzberg, « La gauche a-t-elle trahi la culture ? », Le Monde, 15 novembre 2012
[6] Aureliano Tonet, « La création à l’heure du crowdfunding », Le Monde, 16 janvier 2013
[7] Page Facebook intitulée « Pétition pour sauver Ulule »
[8] Brochure du Cercle de l’Odéon, disponible au Théâtre de l’Odéon et sur le site du théâtre : http://www.theatre-odeon.eu/sites/default/files/pj/cercle_particuliers.pdf
[9] Aureliano Tonet, « La création à l’heure du crowdfunding », op. cit.
[10] Ibidem
[11] http://www.kisskissbankbank.com/projects/guidelines
[12] http://www.kisskissbankbank.com/fr/pages/guide/promote_your_project
[13] Paul Valéry, Tel Quel, « Rhumbs », Folio Essais, Gallimard, 2008, p. 259
[14] Entretien avec Bernard Stiegler réalisé par Elsa Fayner, « Nous entrons dans l’ère du travail contributif », Rue89, 2 février 2013
01.03.2013 − Volailles

Art contemporain sur canapé

"Prêts à crever ?", Claude Levêque (1994)

C’est au début des années 2000 que les producteurs de télévision français se sont intéressés à un concept qui allait bientôt faire florès : celui de la « série documentaire ». D’abord expérimenté aux Pays-Bas et en Angleterre, ce programme d’un genre nouveau utilise la vie des gens comme matériau premier et repose à la fois sur une restitution de leur quotidien et sur sa dramatisation. À la limite du reportage et du feuilleton, il se déploie généralement sur plusieurs numéros et permet de suivre la quête d’un individu (ou plus) sur un temps relativement long.

 

Parmi les différentes catégories sociologiques ayant fait l’objet d’une série documentaire, les artistes ont été particulièrement prisés car ils ont toujours été entourés d’une sorte de mythologie. Leur seule présence à l’écran suffit à réveiller les désirs de gloire des téléspectateurs et à susciter une forme d’identification ou de projection facile, conditions nécessaires pour tenir le public en haleine et faire grimper l’audimat. Dès 2002, Canal + avait diffusé Cours Florent, une émission conçue par la société de production de Jean-Luc Delarue. Celle-ci proposait de suivre des apprentis comédiens dans les couloirs de la célèbre école d’art dramatique parisienne et, selon les mots de la réalisatrice, « de montrer [leur] vie au plus près »1. Dix ans plus tard, c’est au tour d’Arte – pourtant peu attendue sur ce créneau-là – de mettre en place un projet ambitieux dont le titre formule un slogan passablement inquiétant : Tous pour l’art ! Ce mot d’ordre traduit pourtant assez bien l’idéologie le qui sous-tend. Ici, l’art n’est pas considéré comme une pratique mais plutôt comme une valeur autour de laquelle la société tout entière peut se rassembler. Montrer « comment l’art prend forme » et présenter « les artistes de demain »2 devient un moyen de renforcer la cohésion (ou la cohérence) du public et de remplir du même coup une mission de service public. Afin de mener à bien cette entreprise, Arte a donc diffusé sur son site internet un vaste appel à participation. Celui-ci proposait à des artistes français, belges et allemands de participer à une « masterclass » de quatre semaines, à Berlin, puis à une exposition collective au Centre d’art et de Technologie des Médias de Karlsruhe. Sur les deux mille personnes ayant répondu à l’appel, soixante ont été sélectionnées pour un « casting télédiffusé » et seulement sept ont intégré la « masterclass » à proprement parler. Ce temps de travail a ensuite été condensé en six épisodes de 45 minutes, diffusés chaque semaine à un moment où la France se cultive : le dimanche après-midi.

 

Sur le papier, on pourrait imaginer que la série documentaire ouvre la voie à une nouvelle écriture, que son format est l’occasion de décrire les processus du temps long, de les disséquer, de mettre au jour ce qui détermine les rapports entre les différents acteurs du marché de l’art ou d’en révéler les contradictions. Ce serait méconnaître la logique strictement commerciale de la télévision. Sous ses aspects pédagogiques et derrière la fonction sociale, voire citoyenne, qu’elle prétend assumer, la série documentaire répond à tous les impératifs du marché et reprend les ingrédients du divertissement contemporain tel que le paysage de l’audiovisuel le conçoit. Ainsi, chaque épisode se construit selon un montage de plans extrêmement courts, de vues d’ambiance de la ville de Berlin et de témoignages des candidats recueillis à chaud. Autant d’images superficielles, abruptement montées, qu’une voix off ressaisit, commente et replace dans le cadre d’une narration. La captation du « réel » et de la spontanéité des participants n’est consentie que pour venir illustrer un discours surplombant qui récupère l’expérience et la fictionnalise. Aussi, à écouter la voix off, la masterclass devient « une aventure » hors du commun, les artistes ne fournissent pas d’efforts mais « [donnent] toute leur énergie au service de l’art » et « repoussent [leurs] limites » comme dans n’importe quelle compétition. Quant à la dérisoire exposition du Musée de Karlsruhe, elle fait office de récompense ou de prime de fin de parcours : « c’est l’heure de la consécration ».

 

Les « vrais gens », eux, ont moins été retenus pour leur talent que pour le stéréotype qu’ils représentent et la gamme d’émotions qu’ils pourront susciter chez le téléspectateur. Les « jeunes espoirs de l’art contemporain » sont réduits à de vulgaires caricatures : une artiste féministe, une adepte du food art – elle réalise des œuvres comestibles « entre architecture et pâtisserie », dit-elle – ou encore un plasticien dont les pièces sont exclusivement réalisées avec des feuilles de papier A4… La recette est cynique mais toute bonne série documentaire se doit de la respecter : pour que la réalisation puisse se réapproprier les comportements des gens a posteriori et en extraire des caractères bien définis, il est toujours préférable de travailler à partir de matériaux malléables, c’est-à-dire avec des individus dont la personnalité semble être la plus monolithique possible et qui, à force de s’être toujours conformés aux normes, ont fini par les incarner complètement. Cette exigence vaut aussi pour les membres du jury, uniquement convoqués pour rendre des verdicts ou débiter une série de poncifs sur l’art contemporain auxquels tous les téléspectateurs souscriront. Par exemple, Christiane Zu Salm peut expliquer avec le plus grand sérieux qu’elle reconnaît une œuvre d’art à sa capacité à « provoquer quelque chose en [elle] : une étincelle, une pensée ou un sentiment ». Ses paroles sont toutes plus désarmantes les unes que les autres mais la voix off, qui édicte la réalité du monde à laquelle il faut adhérer, les valide les unes après les autres et érige cette « grande figure des médias », ancienne directrice de la chaîne de clips MTV-Europe, en « experte du monde l’art ». Curieux renversement : pour prétendre au statut d’expert, il n’est plus nécessaire de s’être illustré en dehors de la télévision, il suffit simplement d’avoir été reconnu par elle et, en toute logique, les membres de la congrégation médiatique peuvent accéder à tous les honneurs.

 

Dans La Guerre du faux (1985), Umberto Eco distingue la « paléo-télévision », qui cherche à rendre compte du monde de manière pédagogique et didactique, de la « néo-télévision », celle qui « parle [d’abord] d’elle-même »3 et ne connaît que l’auto-réflexivité (la présence de Christiane Zu Salm dans le jury d’« experts » en est un exemple éloquent mais on peut aussi songer à ces talk-shows, jeux ou journaux télévisés dans lesquels les invités sont d’abord des stars du petit écran). Souvent critiqués pour ce fonctionnement autarcique, les producteurs ont dû imaginer des programmes alternatifs et la série documentaire leur a été d’une précieuse aide. Celle-ci donne en effet l’illusion de renouer avec le monde « extérieur », ordinaire, et elle se livre comme un produit à forte valeur documentaire. En la regardant, le spectateur croit que la caméra capte un événement qui se déroule indépendamment d’elle, « comme si elle n’était pas là », alors que c’est pourtant la télévision qui génère cet événement, le met en scène et le fond dans la toile de fond du réel pour offrir au spectateur la plus agréable de toutes les sensations : vérifier que ce qu’il a dans la tête est vrai. Dès lors, la représentation simplifiée du réel éclipse le réel lui-même, la fiction tient lieu d’information et le faux devient vrai. Le spectateur finit par penser que des pièces d’art contemporain se trouvent bel et bien devant ses yeux, là, « à domicile », et que ceux qui les conçoivent sont des êtres résolument différents, exceptionnels, évoluant dans un autre monde que le sien. La preuve. C’est ce dont l’émission tente encore de les convaincre grâce à un jury qui ne cesse de répéter que les artistes « sont des gens extrêmement intenses » et qu’« ils vous apprennent toujours une chose que vous n’apprendrez jamais ailleurs ».

 

Pour faire contrepoint à tant de mystification et à cette vision du monde si impressioniste, on se surprend à rêver d’un documentaire qui filmerait les journées d’un artiste dans leur plus grande pauvreté, voire même dans toute leur nullité – avec ce qu’elles ont de plus banal, d’ordinaire, de dérisoire et d’inintéressant. Un tel projet permettrait peut-être de ne plus opposer si catégoriquement les « artistes » et les « non-artistes », ceux qui ont de la chance et « s’amusent » (derrière l’écran) contre ceux qui n’en ont pas et travaillent (devant l’écran). Ce serait aussi une manière de déconstruire l’idéologie de la télé qui, pour vendre du rêve, relègue les artistes à une autre réalité – une réalité que vous ne pourrez jamais tout à fait comprendre, dit-elle aux spectateurs, car au fond, vous êtes des gens qui regardez, et c’est pourquoi vous devez faire preuve d’humilité avec les grandes personnes de ce monde, les aborder avec une certaine déférence, les révérer.

 

Pourtant, si Tous pour l’art ! parvient à donner une vision si clivée de la société, c’est avec la complicité des artistes eux-mêmes. Il va de soi que cette émission ne verrait jamais le jour s’il n’existait pas des jeunes gens assez désemparés pour s’en remettre corps et âme à la télévision. Trop contents qu’un média s’intéresse à eux, ceux-là croient donner à leur carrière un tournant décisif et répondent en conséquence à toutes les injonctions. « Je trouve ça bien qu’on nous impose des sujets », explique l’un des participants. « Ça m’évite d’avoir à réfléchir. J’aime bien recevoir des ordres ; comme ça, je n’ai pas à penser, juste à m’exécuter ». De tels propos en disent long sur l’altération du discernement et l’affaiblissement de l’esprit critique qu’un média peut provoquer. Ceci étant, il faut bien comprendre que les émissions qui mettent en scène des jurys d’« experts » ont tellement envahi les écrans que la télévision est devenue, pour beaucoup, une autorité comme une autre, apte à sanctionner des connaissances, valider des acquis et garantir une forme de réussite professionnelle, même éphémère. Dans des sociétés où l’université a largement perdu de son crédit et où les formations bidons ont proliféré, la télévision, elle, s’est s’imposée comme une nouvelle école. Elle apprend à faire le ménage (C’est du propre !, M6), à cuisiner (Masterchef, TF1), à danser (We Can Dance, NT1), à être drôle (On n’demande qu’à en rire !, France 2) – bref, à vivre. Avec Tous pour l’art !, elle emprunte une voie tout à fait inédite puisqu’elle ne régit plus uniquement les affaires privées mais s’introduit, en offrant une « masterclass d’art contemporain », dans la sphère de la culture publique. Qui l’accueille à bras ouverts. Le premier épisode de la série documentaire se déroule en effet au Palais de Tokyo et l’on retrouve, parmi les membres du jury, José-Manuel Gonçalvès, directeur d’un grand établissement culturel de la ville de Paris, le CentQuatre. Artistes et professionnels du secteur public font donc tous ensemble un pas de côté pour jouer leur propre rôle devant les caméras – et peu importe si cela équivaut à une grande opération de falsification : tout le monde y trouve son compte et chacun pourra prétexter que cette émission offre « une belle image de l’art ». C’est une idée très répandue que de croire qu’il vaut mieux faire voir un mirage plutôt que de ne rien montrer du tout. C’est même le parti pris fondateur de la télévision. Mais pas que.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans la revue Volailles, n°2, octobre 2013



[1] « Quinze apprentis acteurs sous l’œil de Canal + », Le Parisien, 2 février 2002
[2] Tous pour l’art !, réalisé par Maren Burghardt, Miriam Dehne, Katja Petrovic, Philippe Rigot, produit par DEF Media et Media Res pour Arte, RTBF et ZDF (2012). Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent sont extraites de l’émission. Les six épisodes sont intégralement visibles à cette adresse.
[3] Umberto Eco, La Guerre du faux, traduit de l’italien par Myriam Tanant avec la collaboration de Piero Caracciolo, Grasset, 1985, p. 214
Hiver 2012-2013 − Frictions

Nous, les jeunes

"Antoine n°6", Jacques Monory (1974)

Une vieille habitude culturelle veut que de nombreux festivals aient lieu l’été. C’est qu’avec l’arrivée des beaux jours et l’augmentation de la température, on imagine les spectateurs emplis d’une grande sensation de légèreté et on les suppose, dans ce contexte, beaucoup plus enclins à sortir, donc à consommer. Peut-être les imagine-t-on aussi plus tolérants qu’à l’accoutumée car il semblerait que les mois les plus chauds de la saison théâtrale (mai, juin) conviennent admirablement pour présenter des travaux jugés « plus fragiles », à savoir ceux des jeunes (en novlangue institutionnelle, dire « la jeune création »). Ainsi, à Paris et en proche banlieue, pas moins de cinq grandes maisons leur consacrent un festival ou ce qui s’y apparente : les (tjcc) au Théâtre de Gennevilliers, abréviation pour
« très jeunes créateurs contemporains » ; Impatience, co-programmé par le Théâtre de l’Odéon et le CentQuatre ; et, sous une autre forme, le récent concours Danse élargie, organisé en grande pompe par le Théâtre de la Ville et le Musée de la danse – Centre chorégraphique national de Rennes.

 

De ces trois rendez-vous de fin de saison, le festival (tjcc) est sans doute celui dont la forme est la plus aimable – peut-être parce qu’il s’agit finalement de la plus sobre. Pendant un long week-end, des artistes français et étrangers, issus de différentes disciplines (théâtre, danse, performance, musique), présentent des créations sélectionnées par un programmateur invité (depuis 2008, ce rôle revenait au critique Laurent Goumarre, à qui vient de succéder le metteur en scène Philippe Quesne). Le principe des (tjcc) a beau être simple, il n’empêche pourtant pas quelques bizarreries comme l’invitation du sexagénaire Raimund Hoghe, ancien dramaturge de Pina Bausch, ou bien la programmation attendue d’habitués de ce type de manifestation, à l’instar d’Yves-Noël Genod ou de la compagnie du Zerep (Sophie Perez et Xavier Boussiron), dont on ne saisit guère ce qu’ils peuvent encore représenter de « très jeune » dans le paysage théâtral. D’un côté, il existe donc un décalage entre ce que promettent les (tjcc) et l’âge de certains artistes, voire la notoriété dont ils jouissent déjà ; d’un autre, il faut bien reconnaître que ce festival a été l’un des premiers à mettre en avant des compagnies qui manquaient de visibilité. Ce fut notamment le cas de l’Irmar (l’Institut des recherches menant à rien) ou des Chiens de Navarre, en partie révélés grâce à cette manifestation, puis accompagnés, les saisons suivantes, par le Théâtre de Gennevilliers.

 

L’histoire du Théâtre de l’Odéon avec les jeunes est un peu plus rocambolesque. En 2005, avec Berthier’05, un premier moment de la saison avait été consacré « aux jeunes acteurs » –non pas à tous les jeunes acteurs mais simplement à ceux qui étaient issus des écoles supérieures d’art dramatique (Conservatoire national supérieur de Paris, école du Théâtre National de Strabourg, ENSATT de Lyon, etc). Après trois éditions sagement confinées en périphérie, aux Ateliers Berthier, puis une année d’interruption, le festival initié par Georges Lavaudant a été repensé sous le mandat d’Olivier Py pour devenir Impatience. Il s’est à la fois ouvert à toutes les « jeunes compagnies » et élargi au centre de Paris en investissant les murs historiques du Théâtre de l’Odéon, puis en trouvant un troisième port d’attache au CentQuatre, en mai 2011. Ici, les enjeux sont différents, le public n’est pas le même qu’à Gennevilliers et on se garde bien de faire la promotion de l’ultra-jeune – sans doute pour ne pas effrayer les abonnés. On préfère donc, en écho au titre du festival Turbulences de Strasbourg, isoler ce que l’on imagine être la quintessence de la jeunesse pour la représenter sous les traits du merveilleux cliché de l’impatience – comme si elle était cette force qui va, qui « en veut », qui se bat inlassablement envers et contre tout avec des étoiles dans les yeux (même si elle est au RSA). D’ailleurs, à l’exception de cette débordante soif de théâtre, on se demande bien ce qui la caractérise car la brochure de saison balaye d’un revers toute tentative d’expérimentation en assurant au spectateur qu’il ne verra ni « maquettes, ni ateliers, ni prototypes ou fragments de projets inédits » mais « des moments de théâtre comme les autres – aussi exigeants, aussi aboutis »1. Est-ce à dire qu’il faut s’attendre à de bons vieux standards, avec un peu d’énergie en plus et quelques rides en moins ?

 

Dans les faits, Impatience propose quelques vraies découvertes mais n’échappe pas pour autant à la tentation du recyclage. C’est le cas avec La Fête, création du collectif De Quark programmée dans l’édition 2012 mais pourtant créée cinq ans auparavant et présentée en tproche banlieue quelques mois plus tôt, au Studio-Théâtre de Vitry et à L’Échangeur de Bagnolet. En fin de compte, ce qui dérange peut-être le plus, c’est l’inévitable tombola de fin de festival qui consiste à récompenser le meilleur spectacle et à gratifier « un jeune » du Prix Odéon-Télérama-CentQuatre – sorte de kebab salade-tomate-oignon dont le prestige n’a d’égal que le ridicule du nom. L’Odéon y voit là un moyen de « mobiliser l’attention et la curiosité de tous » – en réalité, surtout celle des programmateurs venus faire leur marché car, la brochure est formelle, tous ces projets « autonomes et achevés [sont] faits pour tourner ». On regardera donc plutôt cette petite cérémonie comme un réflexe de l’institution à travers lequel elle cherche à mettre en scène sa mansuétude, à réaffirmer son autorité et conforter la place et le statut de chacun. Rien ne change.

 

À ce jeu-là, le Théâtre de la Ville et le Musée de la danse n’y vont pas par quatre chemins. Considérant sans doute qu’il n’existe pas assez de compétition et de sélection dans le monde de l’art, les deux structures ont jugé bon de donner naissance à un concours, qu’elles prennent grand soin d’enrober d’un discours qui en célèbre les vertus humanistes. Dans ce cas précis, il n’est même plus question d’apprécier des travaux préexistants mais bien de susciter, par le biais d’un appel à projet, des dizaines de formes qui pourront défiler illico sur la scène du Théâtre de la Ville… sans excéder les dix minutes chrono !

 

Lancé en juin 2010 à renfort de grands coups de pub, Danse élargie a immédiatement proclamé qu’elle exaucerait le vœu de ceux qui ont « toujours voulu danser au Théâtre de la Ville »2 – comme si cela constituait un rêve en soi, un horizon ultime que tout artiste désirerait secrètement toucher du doigt. Afin de rehausser encore ces quelques minutes de gloire, le Théâtre de la Ville et le CCN de Rennes ont voulu rendre la concours international. Chaque projet est donc rattaché au pays de celui qui le porte et soumis à un jury d’artistes de diverses nationalités, le tout étant présenté par un Maître de cérémonie dans une ambiance Eurovision (en plus sérieux) ou Festival de Cannes (le glamour en moins). Au terme de la première édition, les noms des heureux gagnants étaient dévoilés aux côtés d’un représentant de la Fondation d’entreprise Hermès, partenaire et membre du comité de sélection des projets, qui rappelait, pour chaque « vainqueur », le montant de la dotation. Puis, les lauréats se voyaient remettre un grotesque César réalisé avec de vrais morceaux de tapis de danse du Théâtre de la Ville. À ce stade-là, pourquoi ne pas leur offrir directement du papier toilette de l’établissement ou le tampon hygiénique d’une assistante de direction ?

 

Face à une mascarade aussi brillamment organisée, on est en droit de se demander si le but de l’opération ne consiste pas uniquement à remplir la case « jeune création » du cahier des charges ou à trouver un alibi efficace pour vanter l’incontournable démocratisation culturelle auprès des tutelles et du grand public. C’est que ce week-end XXL donne la formidable occasion d’accueillir en deux jours tout ce qui n’a pas droit de cité au Théâtre de la Ville en un an. On reconnaît là une tendance de certaines institutions qui, au lieu d’assumer ce qu’elles sont ou de mener des chantiers en profondeur pour se réformer, cherchent au contraire à jouer sur tous les tableaux en même temps : compiler les têtes d’affiche mais accueillir quand même un mini cheptel d’amateurs ou d’artistes « émergeants » ; élaborer une programmation très cadrée, voire fermée, mais baliser tout de même deux journées pour donner l’illusion d’« ouvrir grand les portes du théâtre »3.

 

Ce qui pose sérieusement problème, c’est de cantonner la promotion des jeunes artistes à un format – ou à un créneau : la création de Danse élargie et son resserrement sur un week-end bisannuel témoigne, en creux, de la minuscule place qui leur est faite tandis que le découpage des journées en tranches de dix minutes ne permet en rien l’élaboration de formes nouvelles mais débouche plutôt sur un immense zapping mettant le public en position de juge face à des instantanés. Inutile de préciser que ce « grand moment de partage » laisse pour le moins pantois et que l’on quitte la salle du Théâtre de la Ville en songeant au tableau dressé par Jean Dubuffet dans Asphyxiante culture (1968). Le corps culturel, disait-il, toujours en quête de normes, n’apprécie guère le fourmillement chaotique, le foisonnement égalitaire et anarchique ; il travaille au contraire à concentrer, homologuer, hiérarchiser, mettre de l’ordre, établir un classement. Pris par la fièvre de l’immatriculation et de la labellisation, il substitue au profus, à l’innombrable, de petits dénombrements fort pratiques car beaucoup plus malléables, identifiables, dont on peut aisément faire monter la cote. En somme, il ressemble à l’épingleur de papillons qui préfère s’extasier devant quelques spécimens immobiles et étiquetés plutôt que d’en observer une multitude de volants. Sous le soleil des mois les plus chauds et avec l’augmentation progressive de la température, on ne s’étonnera pas que certains papillons insouciants ou désœuvrés soient attirés par les mouvements du filet et s’y engouffrent dans l’espoir d’y virevolter un instant. D’y faire un tour.

 

Amen.

 

 

Thibaud Croisy

Paru dans la revue Frictions, n°20, hiver 2012-2013



[1] Brochure de saison 2011-2012 du Théâtre de l’Odéon
[2] Appel à projet pour le concours Danse élargie, édition 2010
[3] Appel à projet pour le concours Danse élargie, édition 2012
01.12.2009 − Feuille de salle de “EAT” d'Alain Buffard & Sébastien Meunier à La Ménagerie de Verre

“EAT”, performance buccale pour visages comestibles

Photo © Amaury Agier-Aurel

Convoquant une référence picturale érudite et des codes relevant d’un registre vulgaire ou trivial, EAT s’appréhende au premier abord comme une vidéo homoérotique traversée par le spectre des tableaux des quatre saisons du portraitiste italien Giuseppe Arcimboldo1. Les dix séquences de cette performance filmée – durant entre deux et huit minutes – s’ouvrent invariablement sur le plan poitrine d’un jeune garçon au torse nu, blanc et imberbe, les bras serrés le long du corps ou les mains plaquées derrière la tête, comme ligotées (Sébastien Meunier). Son visage est entièrement recouvert d’un masque en pâte de riz orné de fruits (fraise, prune, raisin, melon, pastèque) et/ou de légumes (aubergine, champignon, poivron, citron). Seul comestible qui déroge à la règle : deux fromages Babibel.

 

Tournant autour de lui tel un félin affamé prêt à bondir sur sa proie, un homme plus âgé (Alain Buffard), nu lui aussi, surgit dans le champ – par la droite, la gauche, les dessous ou le lointain – et entame une danse fougueuse sur le corps immobile qui l’attend. Sa bouche en est le principal interprète : violente morsure dans un bout de pastèque qui prolonge le clapet de la victime consentante, brutal coup de dents dans l’écorce des citrons disposés sur les yeux de son partenaire, exfoliation furieuse et enragée d’une pâte de riz, percement sensuel d’un collier de tomates cerise reliant les oreilles à la bouche, attaque inattendue d’une prune enfoncée dans le gosier de l’homme bâillonné.

Tout ce qui est croqué est lentement – ou aussitôt – recraché. Le jus inonde les visages, la pulpe dégouline sur les torses, la purée de fruits colle légèrement aux lèvres et la pâte de riz imbibée de salive et expulsée par la bouche a la couleur et la texture d’une ancienne peau devenue sperme. La scène a beau paraître féroce, elle n’en est pas moins tendre. En se jetant sur son festin, le cannibale entrecoupe sa dégustation de caresses affectueuses : il blottit doucement son crâne rasé dans le cou de l’homme qu’il consomme ; il lui tend, du bout des lèvres, une offrande sucrée – des grains de raisin blanc –, l’embrasse avec passion, lui présente la courbure de son dos ou tient énergiquement dans ses bras ce corps exsangue qui semble mort, à présent.

 

Diffusée aux Subsistances de Lyon et au Tanzquartier de Vienne2, cette vidéo en libre accès n’est pas à mettre entre toutes les dents : si aucun acte sexuel ne s’accomplit explicitement devant l’objectif de la caméra, le jeu sulfureux avec la nourriture pornographise la représentation – et met en question la représentation pornographique elle-même qui ne consiste plus en une quelconque monstration d’un objet « interdit » (un sexe en érection par exemple) mais en une performance inédite avec n’importe quel objet autorisé. Recouvert de framboises de la tête au menton, le visage de Sébastien Meunier se transforme ainsi en un gland vigoureux au diamètre d’une tête, que les doigts d’Alain Buffard viennent effleurer, cajoler puis presser. La parodie des « têtes composées » du peintre maniériste est donc l’occasion de sexualiser les principaux organes du visage sur lequel « remonte » le banquet des parties génitales. L’épiderme de la verge – banane léchée et épluchée – est transféré sur les replis musculaires des paupières ; la fesse – moitié de pastèque rose et juteuse – se retrouve entre des lèvres bien gonflées ; les bourses – deux cerises ou sa variante, des raisins – sont à débusquer dans les régions charnues de la bouche. Correspondances du corps : si la forme des organes n’est pas la même, leur matière, leur odeur, leur teint et leur saveur se ressemblent, s’appellent et se mélangent. Correspondances du goût : grâce aux aliments qui révèlent la sapidité oubliée de la chair et qui, la recouvrant, se confondent avec elle, il est enfin permis de réaliser ce que nous nous contentons de mimer pauvrement et que nous réprimons à demi au cours de nos performances personnelles : le désir de planter ses crocs au cœur d’une zone érogène brûlante.

 

Dans l’une des séquences de EAT, Alain Buffard, quasiment dos à la caméra, détruit le masque bachique de Sébastien Meunier – ou, au choix, sa cagoule sado-masochiste – en arrachant un à un les raisins rouges d’une grappe enfoncée dans sa gueule. Une fois remplie par vingt-sept grains, la bouche d’Alain Buffard éjacule alors le liquide contenu dans les fruits qui rejaillit sur la figure imperturbable de son totem vivant. Plus que de pénétration, l’acte sexuel est avant tout affaire de jus : il s’agit bien d’éroder la silhouette de son partenaire, telle une vague qui creuserait sa digue3, afin d’en recueillir la substance vitaminée à goûter (sperme, urine, sueur, larmes, mouillures diverses et saignements en tout genre, comme ce liseré rouge de jus de cerise coulant sur la poitrine de Sébastien Meunier). Autrement dit : tirer profit de la sève de son partenaire grâce à un rituel primitif, se payer un bain de bouche sauvage pour laisser la récolte s’infiltrer dans les pores, puis recracher le breuvage mêlé de bave en retournant contre l’autre ce qui lui a été ôté. Au terme de ce corps-à-corps avec raisins et cerises, Alain Buffard résume tout ce qui s’échange par un geste archaïque qui évoque celui de l’ours : en passant rapidement, et près d’un vingtaine de fois, la paume de sa main du front de Sébastien Meunier jusqu’à son sternum, il lui inflige une caresse affectueuse et reconnaissante mais aussi distante et claquant les mamelons (réaffirmation d’une bipartition des rôles entre dominant et dominé, actif et passif).

 

La performance s’éloigne de la séance de bondage érotico-gay pour esquisser la danse paradoxale des loups amoureux ou la parade des humains socialisant : les deux interprètes, hommes préhistoriques qui se reniflent, s’entrechoquent, se cognent et se mâchent, montrent l’animal vorace qui travaille secrètement sous le masque en pâte de riz qui nous colle tous à la peau. À ce titre, la bande-son de la vidéo, sans discours, fait entendre ce qui a lieu avant la parole ou plutôt ce qui se joue toujours en marge d’elle : glissements d’un crâne qui se débat entre des mains qui le prennent en étau, souffle haletant d’une bouche que l’on tente d’étouffer en lui faisant avaler ce qu’elle ne veut pas (en l’occurrence, une énorme tomate cœur de bœuf), petits cris de douleur quand l’acidité d’un jus de citron se répand dans le globe oculaire. Derrière les convenances en usage et jusque dans la délicatesse des baisers les plus tendres, l’impitoyable logique de la chaîne alimentaire suit son cours : le plus puissant dévore amoureusement le plus faible et l’un n’est que le délicieux fruit de l’autre, inutile quand il n’en reste plus que la peau et les pépins – les déchets. Objet à humilier, à posséder et surtout à vomir, le visage demeure un champ de bataille où imprimer sa marque et sur lequel contempler le spectacle produit par son propre corps. Composition à défaire donc, mais dont la défaite même sonne peut-être la refonte : c’est ce que paraît en tout cas suggérer la figure de Sébastien Meunier lorsque, vaincue et illuminée, elle semble soudainement déchirée d’un orgasme – fruité.

 

« Quel ennui que la bestialité de notre conversation », regrettait le Valmont du Quartett d’Heiner Müller, ce libertin un peu coprophage qui rêvait de « manger [les] excréments » de sa maîtresse. « Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine. Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres »4. Comme s’il suivait les précieux conseils de « Valmont la putain », EAT met en scène cet amusement limite, extrême, dont on pourrait dire en détournant le titre de la dernière création d’Alain Buffard qu’il est (not) a love game5 – car nul ne sait si les choux-fleurs égrenés, placés sur les yeux de Sébastien Meunier, pleurent de jouissance ou de douleur. Le rituel des fauves sans poils, malades et abandonnés, peut se répéter à l’infini, le plus vieux passant à l’assaut du plus faible, agnelet toujours déguisé d’une autre manière pour donner à son complice l’illusion de la nouveauté. 

Saccager ses amants exige d’en changer souvent. 

En anglais, eat est un verbe irrégulier.

 

 

 

Thibaud Croisy

Feuille de salle de "EAT", Ménagerie de Verre (Paris), décembre 2009

 

 

EAT, de et avec Alain Buffard et Sébastien Meunier. Image : Amaury Agier-Aurel. Durée : 25 minutes. Première diffusion publique : 12 octobre 2008 (Les Subsistances, Lyon).

 

[1] Cette série de tableaux comprend L’Eté, Le Printemps, L’Automne et L’Hiver (huile sur toile, 1573, Musée du Louvre). Incluant aussi des fleurs, des animaux ou des objets anthropomorphes, les toiles d’Arcimboldo ont inspiré des peintures de Salvador Dalí (Visage de Mae West), des collages de Jacques Prévert (Intelligentsia, Sans titre), des photographies de Bernard Pras (Dalí, Marilyn) et des campagnes de publicité pour Perrier (Agence Cato Johnson, 1989) ou le rhum Malibu (Agence Marcel, 2007). Concernant les « mathématiques de l’analogie » des tableaux d’Arcimboldo, Roland Barthes leur consacre un article important dans L’Obvie et l’obtus (« Arcimboldo ou Rhétoriqueur et Magicien », L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Éditions du Seuil, Collection Tel Quel, 1982, p. 122-138).
[2] EAT est présenté le 10, 11 et 12 octobre 2008 en France et le 18 octobre en Autriche, dans le cadre de la manifestation « 2nd Skin » qui associe un chorégraphe et un styliste (ici Alain Buffard et Sébastien Meunier). L’installation vidéographique de EAT est simple. Dans une salle relativement obscure, deux téléviseurs font face à deux autres ; pour chaque paire de moniteurs, l’un est en marche tandis que l’autre est en pause – l’image figée s’animera quand la séquence du téléviseur en marche sera arrivée à son terme. Le public, qui ne peut pas être très nombreux, prend place entre les deux cimaises sur lesquelles sont accrochés les écrans.
[3] « Éroder », « saper », c’est précisément le sens que prend le verbe anglais « to eat » lorsqu’il est suivi de la préposition « away ». Il signifie aussi « ronger », « attaquer » ou
« entamer » quand la préposition « at » ou « into » introduit son complément d’objet direct.
[4] Heiner Müller, Quartett, traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 133
[5] Le titre de ce spectacle est (Not) a love song. Conception et scénographie d’Alain Buffard, avec Miguel Gutierrez, Vera Mantero, Claudia Triozzi et Vincent Ségal, créé le 23 juin 2007 au Festival Montpellier Danse.